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Prémices du nouveau livre de Jacky Parmentier - La vie chrétienne ordinaire

Prémices du nouveau livre de Jacky Parmentier - La vie chrétienne ordinaire

Quatrième livre de la série entamée il y a dix ans sur la transmission de la foi voici La vie chrétienne ordinaire.
Ce livre est en cours de rédaction, en voici le premier chapitre sur la conversion vue par l’apôtre Paul

Chapitre 1

La vie chrétienne ordinaire selon Paul de Tarse

Comme première approche de la vie chrétienne ordinaire, je vous propose de demander à celui que l’on appelle parfois le « fondateur du Christianisme », à Paul de Tarse, qui est aussi le premier écrivain parmi les disciples de Jésus de Nazareth dont nous ayons les textes, comment il voit les choses.
Dans un premier temps pour faire notre enquête, nous ne regarderons que ce que les théologiens appellent les lettres authentiques de Paul : celles dont on est sûr qu’elles viennent de lui et gardent son témoignage. Il s’agit dans l’ordre d’écriture de 1 Thessaloniciens, 1 et 2 Corinthiens, Philémon, Philippiens, Galates et Romains écrites entre 50 et 57 après JC.
Pour Paul, l’essentiel de la vie chrétienne est en trois piliers : la conversion, la place centrale de la faiblesse et de l’épreuve que les exégètes appellent la théologie de la croix et la justification par la foi en opposer à la justification par la loi et les œuvres.
Voilà donc notre programme pour les trois parties qui suivent. Nous conclurons par une synthèse que Paul nous propose lui-même dans l’épitre aux Romains que certains considèrent comme un véritable testament et où il reclarifie à nouveau frais sa vision du mystère chrétien.

La conversion selon Paul

Dans cette partie, nous aborderons l’évènement de la rencontre de Paul avec le célèbre galiléen et nous verrons apparaître, en germe, bien sûr, juste esquissés mais fermement visibles malgré tout, chacun des grands thèmes de la vie chrétienne.
Cette partie se compose de quatre chapitres.
D’abord comment Paul rend compte de sa conversion de façon générale dans ses lettres, ensuite nous étudierons dans le détail le récit de cette rencontre décisive aux corinthiens. Dans le troisième chapitre, nous regarderons Paul expliquer ce même évènement aux galates. Dans le quatrième chapitre, nous découvrions comment Luc va laisser à la postérité le célèbre passage du chemin de Damas dans les actes des apôtres.
Comme on le dît souvent, le chêne est déjà tout entier dans le gland. La conversion à Jésus-Christ enclenche dans une aventure inouïe où le projet de Dieu, l’idée initiale de Dieu concernant la création de l’univers peut se déployer totalement avec vigueur. Place à l’aventure !

Quand Paul parle de sa rencontre avec Jésus-Christ

On ne naît pas chrétien, on le devient par choix, on le devient par une décision, on le devient après une rencontre avec Jésus de Nazareth. Ce moment où l’on devient chrétien s’appelle la conversion.
Deux séries de textes nous permettent d’approcher de la conversion de Paul. Ses lettres écrites entre l’an 50 et l’année 57 de notre ère, et les Actes des Apôtres écrits vers les années 95 par un certain Luc. Ces documents écrits en grec relatent un événement que les historiens situent une ou deux années, après la mort de Jésus de Nazareth, soit vers 31 ou 32. Nous prendrons ces sources chronologiquement pour essayer de comprendre l’évènement clé qui va bouleverser complètement la vie de Paul.
On ne peut pas dire que les sept lettres que nous avons de Paul nous donnent une biographie de l’auteur. Ce sont des lettres à des communautés chrétiennes avec lesquelles Paul est en contact. Et lorsqu’il parle de lui, c’est toujours en lien avec les problèmes de la communauté ou pour le besoin de son argumentation. Cependant, nous ne sommes pas sans recours, car de fait, ces lettres nous révèlent beaucoup d’éléments de la vie de Paul. Et ce sera un des points clés de la théologie chrétienne inaugurée par Paul. Elle est fondamentalement reliée à l’expérience. Aussi tous les arguments de Paul, toutes les réflexions pour éclairer ses amis chrétiens ou toutes les disputes dans lesquelles il se lance avec ses adversaires sont fondés sur l’expérience, sur son vécu profond et personnel.
Comme toujours il est rare que l’on ait des textes relatant un commencement. Car sur le moment l’événement fait partie de la vie ordinaire, il est presque anodin. C’est plus tard à ses propres yeux et ceux des observateurs que ce moment va prendre une signification particulière. Ainsi pour Paul les premiers documents nous parlant de son devenir chrétien datent déjà d’une vingtaine d’années après l’évènement.
Voici des indices qui nous révèlent comment Paul a compris sa conversion.
« N’ai-je pas vu le Seigneur ? » 1Co 9,1.
« Il m’est apparu à moi comme à l’avorton » 1Co 15,7.
« Il a plu à celui qui m’avait mis à part dès le sein de ma mère, et qui m’a appelé par sa grâce de révéler en moi son Fils » Gal 1,16.
Paul devient chrétien lorsqu’il voit le Seigneur, ou pour être plus précis, lorsqu’il voit que Jésus de Nazareth est le Seigneur. Il a conscience que ce Jésus est venu le voir, lui est apparu ressuscité, comme il est apparu aux apôtres et aux premiers disciples. Il interprète cet évènement comme un cadeau de Dieu, qui lui révèle en sa profondeur, qui est son Fils.
Ce retournement de vie, de pensée, d’habitude que l’on nomme conversion est lié à Jésus de Nazareth. Qui est-il vraiment ? Là est la question.
Comment a pu avoir lieu cette rencontre intérieure de Paul et de Jésus, car bien sûr nous ne pensons pas qu’il y ait eu apparition ou vision. Il s’agit d’un évènement intérieur, d’une compréhension, d’un éclairage qui vient réorienter une vie.
D’où vient Paul ? Qui est-il avant cette rencontre ? Il n’est pas si facile de répondre à cette simple question. On a eu tendance à chercher la réponse dans les Actes où l’auteur fait deux récits de la conversion de Paul. L’inconvénient des Actes pour comprendre cet évènement est qu’ils sont écrits trente à quarante ans après la mort de Paul et que d’après les savants, l’auteur des Actes ne connaît pas personnellement Paul. Il s’est sans aucun doute, comme il le dît lui-même, « informé exactement de tout depuis les origines » Act 1,3 et pour cela a rencontré les disciples fidèles de Paul, Sylvain, Timothée, Clément ou Tite. Cependant, comme tout auteur, Luc a un projet en écrivant son évangile et sa suite, il parle à des chrétiens de la fin du premier siècle et tient à faire comprendre les réalités de la vie intérieure, des communautés et de leurs relations au monde, plus que de relater des évènements selon leur rigueur historique. Luc comme tous les auteurs bibliques s’attache au sens des choses et des évènements, concernés surtout par l’aujourd’hui et l’avenir plutôt qu’à la vérité telle que nous la livrerait un caméscope. Exemple : pour les Actes, Paul a été étudiant à Jérusalem au pied du célèbre rabbin Gamaliel, il se retrouve témoin clé lors du martyr d’Etienne et c’est, mandaté par les grands prêtres, qu’il se rend à Damas pour y arrêter les disciples de Jésus. Pour les derniers travaux sur Paul fondés sur ses lettres authentiques, Paul originaire de la ville de Tarse (en Turquie actuelle proche de la Syrie) n’a jamais été à Jérusalem, n’a certainement pas été le disciple de Gamaliel et n’a pas été témoin du martyr d’Etienne. Mais alors qui est Paul. Voyons ce qu’il dit lui-même !
« Moi, circoncis le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu né d’Hébreux ; quant à la loi, pharisien ; quant au zèle, persécuteur de l’Eglise ; irréprochable, à l’égard de la justice de la loi. » Phil 3,5-6.
Paul est un juif croyant convaincu, de la diaspora, originaire de la ville de Tarse, qui a fait ses études en grec. Il maîtrise parfaitement la connaissance de la Bible, mais il est aussi expert en littérature grecque. Comment a-t-il été en contact avec l’évangile ? Il le dit lui-même il n’a rencontré ni Jésus ni les apôtres. Il a été en contact avec l’enseignement de Jésus de Nazareth par l’intermédiaire des chrétiens dans les synagogues. Paul rigoureux défenseur de la foi de ses pères est outré des libertés que prennent les suiveurs du Nazaréen par rapport aux traditions. Il va discuter, disputer abondamment avec les chrétiens qu’il va considérer rapidement comme de dangereux fanatiques qui mettent en danger la foi d’Israël. Aussi Paul se définira toujours comme ayant été un contradicteur des chrétiens. Il emploiera même le terme de persécuteur de l’église. Le message de l’évangile véhiculé par ses témoins, révèle Paul à lui-même. Paul est confronté à trois caractéristiques des chrétiens, ils sont légers, libre et joyeux. Lui est lourd, du poids des traditions, attaché à la rigueur de la loi et sérieux, du grand sérieux du Dieu unique.
Voilà la grande expérience de Paul : la légèreté intérieure qu’il associera plus tard avec la vie dans l’Esprit. Il découvre des hommes légers à l’intérieur alors qu’il est lourd, lourd de tellement de certitudes, de principes, de choses qu’il faut faire, de règlements qu’il faut mettre en place, de justice qu’il faut installer. Au contact de gens libres, il découvre ses raideurs intérieures.
Les choses ne se sont pas faites en un clin d’œil. Paul voit d’abord clairement toutes les erreurs des chrétiens et les risques de leurs choix. Il est inquiet de tout ce que peuvent entraîner les innovations des chrétiens. Mais au fil des échanges et des discussions véhémentes, en contact avec des personnes si différentes ses arguments se radicalisent jusqu’à la violence. Quelque chose le met en rage de façon incroyable ! Est-ce le fait que des gens, qui eux n’ont pas fait tout le chemin qui est le sien, vivent cette liberté intérieure et cette joie qui le bouleverse ?
Quand on lit les lettres de Paul, on est frappé par la récurrence des thèmes de la liberté, de la joie et de l’intensité de vie qu’il associe à la vie de foi en Jésus-Christ. Pourquoi parler autant de liberté, de joie, d’intensité de vie, si ce n’est par prise de conscience de ce qui lui manque et que la connaissance de la vérité du Christ va lui apporter ! Paul comme tous ceux dont la foi est rigide vit dans la peur, la peur de la transgression, la peur de ne pas faire tout ce qu’il faut, la peur que tout parte à vaux l’eau, si l’on change la moindre chose.
En cette période où sa vie va être réorientée, Paul touche comme en un éclair à toutes les fondations de son existence.
Si Paul parle aussi souvent de mort dans ses écrits, c’est parce qu’il prend conscience qu’il était quasiment mort et non pas verdoyant, vivant, lumineux, joyeux. Un autre élément récurrent chez Paul est celui de la permanence. Comment tenir dans l’intensité, comment faire pour que la lumière qui réjouit ne soit pas d’un jour mais dure, soit permanente.

Poursuivons notre quête de la compréhension de l’événement que l’on appelle traditionnellement le chemin de Damas de Paul. Deux passages l’un de la lettre aux Romains, l’autre de la première lettre aux Thessaloniciens, vont nous guider.
« Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas… Misérable que je suis ! Qui me délivrera du corps de cette mort ?... Grâces soient rendues à Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur ! » Ro 7 :19,24-25

« Car Dieu ne nous a pas destinés à la colère, mais à l’acquisition du salut par notre Seigneur Jésus-Christ, qui est mort pour nous, afin que soit que nous dormions, soit que nous veillions, nous vivions ensemble avec Lui. » 1 Th 5,8-10

Après avoir décliné son pédigrée, « juif, né de juif, pharisien, observateur de la loi », Paul descend plus profondément dans la vérité sur lui-même. On dirait qu’il descend d’un palier dans la prise de conscience de l’état de sa vie réelle et non rêvée. Nous touchons là, au nœud de l’expérience de la conversion. La vérité sur soi-même, sans fard, une lumière toute crue sur notre condition intérieure, cette chose, cet état que nous avons du mal à admettre, à reconnaître, apparaît soudainement ou progressivement comme une réalité incontournable. Voilà l’état de ma vie ! Et il nous dit cette parole inouïe : « je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas… Misérable que je suis ! » On se demande si pour rencontrer Celui qui est la Vérité, il ne faut pas arriver à ce constat douloureux ou bien si c’est la proximité de Celui qui se déclare être la Vérité en Jean 14,6 qui permet une confrontation aussi douloureuse avec soi-même. Je fais le mal que je ne veux pas et je ne fais pas le bien que je veux.
Un souvenir me revient. J’ai 21 ans, étudiant en physique, je peux dire que cette phrase représente bien mon état d’esprit au moment décisif où le Christ va apparaître dans ma vie. Je ne maîtrise pas les choses autant que je le pense. Et surtout je peux rendre malheureux. Les petites amies avaient une place importante dans mon existence, mais j’étais plutôt du genre papillon, allant d’une fleur à l’autre. J’annonce à mon amie du moment que c’est fini. Quelques mois plus tard je découvre qu’elle est en clinique psychiatrique en dépression nerveuse sérieuse. Pour moi c’était copain copine, elle, elle avait trouvé l’amour de sa vie. Je me trouvais gentil, aimable, attentif et attentionné, d’un coup j’atterrissais. Je fais le mal que je ne veux pas faire ! Cumuler avec d’autres choses, j’étais confronté avec la réalité. Pas brillant tout ça ! Si ma vie est de passer en laissant une trainée noire derrière moi ! Je me retrouve au fond du trou… Perdu.
On imagine volontiers que Paul est en train de nous parler de son état de persécuteur, car à chaque fois où il parle de l’événement de la rencontre du Christ, qui change sa vie, il y fait référence. « C’est fou, moi qui suis consacré à Dieu, qui suis un homme religieux, qui obéis scrupuleusement à tous les commandements que j’en sois arrivé à une telle violence ». Je veux faire le bien et je n’y arrive pas. Je voudrais vivre une vie belle et la réalité n’est pas digne. Dans le lieu de ce constat intérieur, Paul est convaincu qu’en réalité il ne mérite que la colère de Dieu, parce que vraiment : « quelle gloire, quelle grandeur, quelle beauté ? Qu’ai-je fait de ma vie ? »
Nous découvrons là un des aspects clés de la conversion. On n’est jamais sauvé que si on est perdu. Paul perçoit qu’il est perdu. Misérable que je suis ! Voilà le constat lucide sur mon existence. Je peux courir, œuvrer, m’occuper, oublier, donner le change. Je suis ce que je suis et ce n’est pas à la hauteur de mon espérance, ce n’est pas à la hauteur de la manière dont je voyais ma vie à l’aube de mon existence ! Aussitôt après il exprime le cri Qui me délivrera ! Vers qui me tourner ? J’ai besoin de quelqu’un. Paul, fils d’Israël, croyant engagé au service du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, rencontrant les disciples du Nazaréen est mis en face de la réalité profonde de son existence, du décalage entre le désir d’une vie pleine et réussie et la réalité. Voilà certainement l’honneur à rendre aux chrétiens qu’a rencontrés Paul, ils lui font prendre conscience par l’intensité de leur existence que la sienne est d’un autre ordre. Et ce n’est certainement pas uniquement l’échange de raisonnements intellectuels qui lui fait faire cette prise de conscience ! Quels regards, quelles attitudes, quelles manières d’être dans la relation vont permettre à Paul de remettre en question aussi profondément son existence ? À la suite de cette question pathétique : Qui viendra à mon secours, parce que seul, je n’y arrive pas, je n’y arriverais jamais ? Qui peut répondre à mon attente ? Qui peut me faire passer de la mort à la vie ? Paul a cette réponse qui sera permanente au cours de sa vie. Il a cette réponse qui fera de lui, celui que l’histoire appellera l’Apôtre : Grâces soient rendues à Jésus-Christ !
La réponse permanente de Paul est Jésus-Christ m’a sauvé, Jésus-Christ est venu à ma rencontre, il s’est déplacé, il m’a rejoint dans ma misère, il ne m’a pas abandonné à la perdition, il m’a fait revivre.
Il a cette expression étonnante pour l’exprimer : Dieu ne nous a pas destinés à la colère, mais à l’acquisition du salut en Jésus-Christ.
L’état d’indigence dans lequel nous sommes, après avoir reçu notre existence, notre liberté, nos énergies, les évangiles en parlent avec la parabole des talents ou des mines. Devant un tel résultat déplorable, dans une vision humaine des choses, cela ne mériterait que la colère, que la réprobation du Donateur de la vie. L’expérience de Paul à cet instant de son existence est tout autre. Alors que je suis dépouillé, alors que je suis si pauvre que plus rien ne tient de ma vie, je découvre que cet état m’ouvre à l’accueil de ce que je ne peux pas me donner, l’identité de fils de Dieu. Je suis destiné à l’acquisition du salut. Quel mot étrange, acquisition, comme on achète une maison !
Est-ce qu’il n’y a pas là seulement l’expérience d’une permanence, d’un changement radical, je passe de la location ou je suis chez les autres, de passage, à l’état d’être dans ma maison. Paul utilisera ailleurs l’expression d’héritier. Paul a trouvé la maison qu’il va habiter toute sa vie. Le salut en Jésus-Christ, la présence permanente de Celui qui a dit : « je suis avec vous tous les jours ».

Paul s’explique aussitôt sur le sens de ce salut : « Jésus-Christ qui est mort pour nous, afin que soit que nous dormions, soit que nous veillions, nous vivions ensemble avec Lui »1 Th 5,10. Il y a dans cette phrase les trois critères clés qui définissent la conversion chrétienne, qui définissent la rencontre de Jésus-Christ que Saint Jean appellera la nouvelle naissance.
Le premier bouleversement vient de la prise de conscience que Jésus de Nazareth, cet homme sage, qui est venu ne faisant que le bien, qui vient de Dieu, est mort pour nous. Le Christ Jésus est mort pour moi. Paul prend conscience que Celui dont il persécute les disciples, celui dont il voudrait éradiquer la pensée, celui-là est mort pour lui. On peut dire que la rencontre se situe toujours au pied de la croix. Dans le lieu de la détresse humaine la plus profonde, dans le sentiment d’être perdu à jamais, que rien ni personne ne pourra nous relever de toutes les blessures de notre vie, dans cette expérience de mort, le perdu est rejoint de manière étonnante par Celui qui est pendu à la Croix et qui meurt, avec la conviction que cette mort du Christ est pour lui. Que cette mort est l’expression d’une main tendue. Dieu est venu et me rejoint à mon niveau. Il ne vient pas par-dessus pour me tirer d’affaire avec un air de supériorité. Il vient par en dessous, quasiment d’encore plus loin que notre propre détresse, ce qui fera dire à Charles de Foucauld : « il a pris la dernière place qui ne lui sera jamais enlevée ». Aucun sentiment d’infériorité, d’insuffisance ! La rencontre du crucifié met en face de la compassion, de la tendresse, de l’infinie grandeur de Dieu, qui se révèle là n’être qu’un amour démuni.
Cette rencontre au plus bas de notre échelle d’une présence non accusant, souffrant elle-même, si gratuitement, si injustement, si librement, pour nous, fait surgir la lumière d’une espérance au milieu des ténèbres du désespoir, fait jaillir la possibilité d’une autre existence, d’un autre système de valeurs, fait jaillir la connaissance de quelqu’un pour qui il vaut la peine de vivre. Quelqu’un m’aime à ce point, non pas pour tout ce que j’ai fait ou pas fait, mais pour ce que je suis au plus intime et que j’entr’aperçois tout juste. Paul est plus que Paul. Jacky est plus que Jacky. Joëlle est plus que Joëlle.
« Misérable que je suis, qui me délivrera… Grâces soient rendues à Jésus-Christ » Ro 7,24-25. Christ est mort pour moi. À la fin de sa vie Paul se souvient encore de cette rencontre :
« Car, lorsque nous étions encore sans force, Christ, au temps marqué, est mort pour des pécheurs. À peine mourrait-on pour un juste ; quelqu’un peut-être mourrait-il pour un homme de bien. Mais Dieu prouve son amour envers nous, en ce que, lorsque nous étions encore des pécheurs, Christ est mort pour nous. » Rom 5,6-8
Cet instant est le moment de l’accueil d’une mystérieuse invitation non formulée, est le moment décisif d’un choix, d’un retournement, d’une réponse. Je suis invité non pas seulement à un coup de talon au fond pour remonter à la surface et rebondir. Je suis invité à l’accueil d’un nouveau départ, d’une nouvelle approche de moi-même et de l’existence. Veux-tu vivre avec moi ?

C’est le deuxième critère de la conversion contenu dans ce verset : « Jésus-Christ qui est mort pour nous, afin que soit que nous dormions, soit que nous veillions, nous vivions ensemble avec Lui » 1Th 5,10. Vivre avec lui. En un instant comme dans un éclair, la lumière se fait dans le cœur : Dieu n’est pas le tout puissant que l’on croit. Toutes les images de Dieu que l’homme s’est construites depuis la préhistoire et que nous avons héritées de nos pères sont fausses, partielles, déformantes. Une conviction monte à la fois comme une source et un raz-de-marée. Tout Dieu est révélé par Jésus de Nazareth le crucifié.

Le troisième critère de la conversion chrétienne est contenu dans le petit mot « ensemble ». « Christ est mort pour nous, afin que soit que nous dormions, soit que nous veillions, nous vivions ensemble avec Lui. » Ce nouveau vivre, cette nouvelle vie qui nous est proposée n’est pas une vie solitaire, comme l’autre vie avec Dieu en plus, comme un peu de sucre glace saupoudré sur le gâteau. Mystérieusement il m’est donné, des frères et des sœurs, des pères et des mères, parce que ce nouveau monde est celui de la Trinité révélé dans le Crucifié, Dieu n’est qu’amour et comment vivre l’amour si ce n’est dans un monde de vie relationnelle. Paul explicitera ailleurs cette réalité en disant que l’on est greffé sur un corps, le corps du Christ. Dans ce verset l’apôtre dans une formule d’une concision étonnante dont il a le secret, réussi à faire passer aussi son expérience de la permanence. Cette vie avec le Christ dure le jour et la nuit. Fini les alternances de lumière et de ténèbres, de bonheur et de malheur, finis les sentiments de la présence et de l’absence. La rencontre donne accès à la permanence.

Voilà ce que le plus ancien texte du christianisme nous révèle du sens de la rencontre avec Jésus de Nazareth. Il se trouve à la fin de la première épitre aux Thessaloniciens.
« Jésus-Christ qui est mort pour nous, afin que soit que nous dormions, soit que nous veillions, nous vivions ensemble avec Lui » 1Th5,10. Et Paul y révèle les trois premières prises de conscience de l’identité chrétienne :
• la mort du Christ est une mort pour nous
• le but de l’existence est de vivre en permanence dans la présence du Christ
• le chrétien est lié à d’autres, il est appelé à un vivre ensemble.
Poursuivons notre investigation sur l’identité chrétienne en étudiant les autres textes où Paul se réfère à sa conversion.
Celui qui est en Christ est une créature nouvelle. Voici un des leitmotive de la pensée de Paul, point marquant de la rencontre du Christ devenu un élément de l’identité chrétienne : être une nouvelle créature.
Pour cela, nous étudierons deux passages où Paul fait référence à sa conversion : 2Co4,4-11 et Gal1,11-17.

Le récit de la conversion aux corinthiens 2 Co 4,4-11

Mais d’abord revenons sur l’étonnante affirmation de Paul, « il m’est apparu à moi, comme à l’avorton. » Nous la trouvons dans le passage de 1Co15, 3-7 : « Je vous ai transmis ce que j’ai moi-même reçu, à savoir, Christ est mort pour nos péchés selon les écritures. Il a été mis au tombeau, il est ressuscité le troisième jour, selon les écritures. Il est apparu à Céphas, puis aux douze. Ensuite, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois. Après, il m’est apparu à moi, comme à l’avorton. »
« Je vous ai transmis ce que j’ai moi-même reçu ». C’est touchant d’entendre le grand Paul, qui invente tout un langage, qui explicite de toutes sortes de manière l’être chrétien, qui prend toutes sortes de libertés avec les traditions juives dire, « je n’invente rien », je me fonde sur l’expérience des premiers disciples de Jésus et des apôtres. Je vous transmets ce que j’ai reçu. Voici le trésor que j’ai reçu et qui a changé ma vie, je vous le transmets fidèlement : « Christ est mort pour nos péchés selon les écritures. Il a été mis au tombeau, il est ressuscité le troisième jour, selon les écritures. » On a l’impression que Paul récite la confession de foi qu’il a proclamée à son baptême, que contienne toutes les confessions chrétiennes, que nous retrouvons dans le symbole des apôtres et le credo de Nicée Constantinople et que tous les chrétiens continuent de réciter chaque dimanche. Nous retrouvons d’abord le fondement du « Christ mort pour nous ». Il est question ici de mort pour nos péchés. Nous laisserons cette question pour un peu plus tard, lorsque nous aborderons l’épitre aux Romains où Paul revient dans le détail sur cette affaire de péchés et comment il l’intègre dans son expérience de libération. « Il a été mis au tombeau, il est ressuscité le troisième jour, selon les écritures. » Nous avons là encore fidèlement transmis le dépôt : le tombeau, la résurrection le troisième jour et la référence aux écrits juifs. Suit alors une liste d’apparitions du ressuscité : « Il est apparu à Céphas, puis aux douze. Ensuite, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois. » Globalement on a ce que les autres écrits du Nouveau Testament relateront plus tard. Ce qui est surprenant c’est qu’ensuite Paul ajoute : « Après, il m’est apparu à moi, comme à l’avorton. » Qu’est-ce que cela signifie ? Alors qu’il est en train de se référer avec rigueur au bon dépôt, sans rien retrancher ni rajouter, il se permet un ajout. Le Christ ressuscité m’est aussi apparu à moi. J’ai trouvé sous la plume du Pasteur Daniel Marguerat une interprétation élégante. Paul se rajoute à la liste de ceux à qui Jésus apparaît ressuscité pour deux raisons : la première est que toute expérience de conversion est une rencontre du Christ ressuscité. Mon expérience de conversion, la vôtre aussi, est une rencontre du ressuscité. Ainsi, Paul se rajoute à la liste pour que chaque chrétien puisse se rajouter lui-même à cette liste fameuse, innombrable de ceux qu’il est venu visiter, rejoindre au cœur de leur détresse, de leur misère et de leur gloire.

Prenons maintenant le passage de la deuxième lettre aux Corinthiens 2 Co 4,4-11.
« … la splendeur de l’Évangile de la gloire de Christ, qui est l’image de Dieu. 5 Nous ne nous prêchons pas nous-mêmes ; c’est Jésus-Christ le Seigneur que nous prêchons, et nous nous disons vos serviteurs à cause de Jésus. 6 Car Dieu, qui a dit : La lumière brillera du sein des ténèbres ! a fait briller la lumière dans nos cœurs pour faire resplendir la connaissance de la gloire de Dieu sur la face de Christ. 7 Nous portons ce trésor dans des vases de terre, afin que cette grande puissance soit attribuée à Dieu, et non pas à nous. 8 Nous sommes pressés de toute manière, mais non réduits à l’extrémité ; dans la détresse, mais non dans le désespoir ; 9 persécutés, mais non abandonnés ; abattus, mais non perdus ; 10 portant toujours avec nous dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps. 11 Car nous qui vivons, nous sommes sans cesse livrés à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre chair mortelle. »

Au verset 4, Paul termine une longue phrase par « la splendeur de l’évangile ». Regardons ce mot évangile en nous souvenant que ces textes de Paul sont les plus anciens documents chrétiens en notre possession aujourd’hui. Dans ses lettres le mot évangile, est cité plus de cinquante fois. Au 21ème siècle, habitué à la primauté des évangiles de Matthieu, Marc, Luc et Jean aussi bien dans la liturgie que dans les commentaires on a du mal à associer les épîtres de Paul avec le mot évangile qui signifie bonne, heureuse nouvelle, annonce. Ce verset 4 définit ce que Paul considère comme la véritable bonne nouvelle qu’il a expérimentée et vit au quotidien. « La splendeur de l’Évangile de la gloire de Christ, qui est l’image de Dieu ». La bonne nouvelle de toutes les bonnes nouvelles apparaît en Jésus de Nazareth qui vient révéler l’identité de Dieu et le rendre présent.
Il poursuit « Nous ne nous prêchons pas nous-mêmes c’est Jésus-Christ, le Seigneur que nous prêchons. Et nous nous disons vos serviteurs, à cause de Jésus. Car Dieu qui a dit la lumière brillera du sein des ténèbres a fait briller la lumière dans nos cœurs pour faire resplendir la connaissance de la gloire de Dieu sur la face de Christ » 2 Co 4,5-6 . Certains s’affolent devant ce langage et ont envie de refermer le livre. Il va falloir s’apprivoiser avec le style de Paul et le comprendre de l’intérieur. L’événement de la rencontre et de la vie avec le Christ est tellement important, tellement nouveau que Paul essaie par tous les moyens de se faire comprendre. Parfois il rajoute les termes les uns aux autres comme si le langage ne suffisait pas. Mais l’extraordinaire, c’est qu’il va chercher à expliciter l’expérience, l’inouïe de cette rencontre comme aucun des premiers écrivains chrétiens ne l’a fait sinon peut-être Jean dans son évangile.
« Dieu qui a dit la lumière brillera du sein des ténèbres a fait briller la lumière dans nos cœurs ».
En utilisant ce langage de la lumière jaillissant du cœur des ténèbres intérieures pour définir la révélation de Dieu qu’offre le Christ en sa mort, Paul se réfère au tout début du livre de la Genèse, le premier livre de la Bible. La rencontre du Christ est de l’ordre de la création. L’évènement de la rencontre du Christ mort, pour nous, est en lien avec le mystère de la création primordiale et finale. C’est comme si tout commençait et finissait là. Tout commence, car une vie nouvelle démarre, dans une illumination de l’identité réelle de Dieu qui n’est pas le Tout-Puissant-qu’on-croit, mais l’amour démuni qui appelle au partage total, réel de sa vie même. Dieu ne jette pas quelques miettes aux hommes, il se donne totalement, en entier et c’est cela la création. Dieu livre son abondance évolutive, sa capacité à créer, à inventer, son goût pour la beauté, son courage pour affronter l’adversité, son élan pour la relation, il donne sa foi. En se référant à ces versets du récit de la création dans la Genèse, Paul positionne résolument l’accueil du Christ, la conversion dans l’ordre du mystère de la création, pour être plus précis de l’accomplissement de la création. Paul utilise de manière récurrente le langage de la nouvelle création, ce qui est important pour lui c’est d’être une créature nouvelle. Cela ne veut pas dire que tout le passé est mauvais, que la première création est ratée et qu’il faut repartir à zéro, comme une sorte de révolution culturelle chinoise. Pour Paul la rencontre du Christ fait passer à un autre niveau, celui de l’accomplissement de toutes les promesses, dont notre première vie, la première création ne contient justement que des prémisses, que des bribes. La rencontre de Christ fait entrer dans une vie d’une telle intensité, que la vie d’avant paraît si fade, qu’elle donne l’impression que l’on y était mort. Voilà ce qu’il veut dire en parlant de nouvelle création, il s’agit de la vraie création, de la création où nous ne voyons pas comme dans un miroir mais en vérité. La venue du Christ n’est pas là fondamentalement, pour réparer une création, qui aurait été parfaite au départ et abîmée par l’homme. La mort et la résurrection du Christ font entrer dans l’étape finale de la création, où Dieu se fait connaître tel qu’il est en lui-même et invite, supplie ses créatures à une vie relationnelle, à un partage de sa vie, dès aujourd’hui, tout particulièrement en participant à leur propre création par un oui à l’aventure d’un vivre avec lui. Lui avec nous et nous avec lui. Sur la croix et à chaque rencontre du crucifié est proposé de vivre la réalité de la création de Dieu telle que Dieu la veut depuis les origines, c’est cela l’appel à la nouvelle création.
Pour Paul, la rencontre de JC à l’intime, instant après instant, est l’acte créateur. À chaque fois où il se tourne vers le Dieu révélé dans le crucifié, où il ouvre son cœur, où il se remet devant l’essentiel de l’existence de Jésus de Nazareth, le Christ, le Verbe de Dieu, le Verbe créateur, il devient qui il est !

2 Co 4,7 « Nous portons ce trésor dans des vases de terre afin que cette grande puissance soit attribuée à Dieu et non pas à nous ». Paul fait l’expérience depuis l’évènement de la rencontre intérieure du Christ, d’une sorte de dualité essentielle, permanente. À la fois il ressent une force, une puissance de vie, un élan profond qu’il associe à la vie nouvelle reçue du Christ et en même temps il vit une fragilité, un manque d’assurance, on peut même dire une vulnérabilité qu’il associera toute sa vie à la réalité de la faiblesse humaine, qui l’a fait devenir un persécuteur de l’église. La conversion n’est pas le grand oubli de la faille profonde de notre existence pour s’élancer à cœur perdu dans une nouveauté grisante. Paul garde toujours au cœur la réalité profonde de son extrême misère qui permit la rencontre du Christ. Il ne remonte pas dans toutes les illusions du Moi qui en permanence viennent ôter la finesse, la perception de fragilité qui est essentielle au contact avec le Christ sauveur, créateur, aimant, vie.

« Nous sommes pressés de toute manière, mais non réduits à l’extrémité ; dans la détresse, mais non dans le désespoir ; 9 persécutés, mais non abandonnés ; abattus, mais non perdus ; 10 portant toujours avec nous dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps. 11 Car nous qui vivons, nous sommes sans cesse livrés à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre chair mortelle. » 2Co4,8-11
« Nous sommes pressés de toute manière, mais non réduits à l’extrémité » Paul ne fait pas seulement un récit des épreuves de sa vie d’apôtre, il essaie de faire comprendre les différences entre la vie ancienne et la nouvelle. Dans l’ancienne manière de vivre, on espère être heureux en n’ayant pas d’ennui, en évitant tous les désagréments de l’existence. Paul dit : dans les ennuis, je suis heureux. Voilà la différence ! Dans l’ancienne manière de vivre on a toutes sortes de combines, toutes sortes de moyens pour réussir à ce que les problèmes ne nous tombent pas dessus. Christian Bobin explicite clairement cet état lorsqu’il écrit : « c’est parce que chacun cherche à souffrir le moins possible que la vie devient un enfer ». Paul dit : moi je tiens quelqu’un par la main et je vais là où il m’emmène. Les ennuis, on verra, on fera avec. On continuera de vivre les ennuis avec quelqu’un qui nous tient la main. Voilà la différence. Non pas une technique de l’évitement mais celle de la présence, de vivre avec celui qui est le Vivant, avec qui nous allons inventer notre vie et c’est ça la vraie vie.
La permanence du bonheur vient de ne pas oublier que nous sommes des êtres perdus sauvés ! Le bonheur, l’intensité de vie est d’être sauvé ! Je suis très touché par le cri de « hosanna ! » qui est crié au moment des rameaux. Jésus arrive de Béthanie pour entrer dans Jérusalem pendant la fête des moissons et la foule agite des branchages, des gens étendent leurs manteaux sur le chemin et crient « Hosanna ! Hosanna ! » Qu’y a-t-il dans ce « hosanna que les évangélistes ont choisi d’utiliser dans cet épisode de l’évangile ! » La racine hébraïque : yasha, qui se trouve aussi dans le nom hébreu de Jésus, Yéshoua, comporte en même temps une intense détresse et un grand sentiment de victoire, en même temps le drame de notre existence et le salut. C’est tout l’esprit de ce récit, monté vers la croix et sentiment de victoire. En même temps le sentiment d’être quelqu’un de paumé et d’être sauvé ! Nous avons expérimenté cette étonnante dualité, car les moments où l’on rencontre intensément le Christ sont des moments où l’on reconnaît l’inconsistance, la pauvreté de notre existence. La lumière véritable vient plus souvent dans nos vies dans les moments où nous sommes comme à la limite, à l’extrême de la détresse, du désespoir que dans les moments d’exaltation. On ne peut pas se fier à nous-mêmes parce que rien ne tient et dans ce lieu-là, il y a quelque chose qui tient, il y a quelqu’un qui tient. Il y a un amour ! Je ne suis pas aimé parce que je suis beau ou courageux, non je suis aimé parce que Dieu est Dieu et que son nom est Père. Et mon Père m’aime. À l’intime de moi il y a la grâce, à l’intime de moi je suis qui je suis, je suis un être unique !
2 Co 4,10 « Portant toujours dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps. Car nous qui vivons, nous sommes sans cesse livrés à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre chair mortelle. »
Paul poursuit son effort pour faire comprendre l’essentiel de l’expérience chrétienne qui a bouleversé sa vie et qu’il essaie de partager. Il ne ménage pas sa peine, il essaie toutes les formules, tous les raisonnements, toutes les analogies, pour rendre compte de ce qu’il a vécu et qui continue de le faire vivre. Paul aborde toujours le réel de front à la recherche de la vérité dans la liberté. « Si nous sommes au Christ, pourquoi avons-nous des problèmes ? Pourquoi avons-nous encore des difficultés ? » Parce que la vie, c’est « soit que nous veillions, soit que nous dormions de vivre avec le Christ ». Ainsi, il associe les épreuves, la peine, les détresses, ces moments où nous avons l’impression que rien ne tient, où tout nous échappe avec la mort du Christ. « Portant toujours avec nous, dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps ». C’est la manière dont Paul exprime cette permanence en lui de ces deux choses : à la fois la mort, cette détresse d’être démuni qu’il associe à la mort du Christ, et cette puissance de vie qui soulève les montagnes, la vie de Jésus qu’il associe avec la résurrection et le don du Saint Esprit. Nous sommes mis là en contact avec un procédé de Paul qui nous étudierons plus tard, l’enchainement des idées pour sortir par le haut d’un raisonnement qui enferme, par déclics successifs.

Ce passage de la deuxième lettre aux Corinthiens nous permet de préciser ce que Paul a lancé dans la lettre aux Thessaloniciens : « soit que nous veillions, soit que nous dormions ». On pourrait dire maintenant : « soit que tout va bien, soit que tout va mal, vivez dans et avec le Seigneur. Ne vivez rien en dehors du Christ. »

Le récit de la conversion aux galates : Gal 1,11-17

Continuons notre investigation à la recherche de la compréhension de la conversion dans l’évangile de Paul. Avant de lire le passage de la lettre aux Galates voici juste quelques mots sur cette épitre. L’aventure des Galates est très touchante. En dehors des courriers de Paul, la Galatie, cette région centrale de l’actuelle Turquie, n’existe pas dans le monde juif. On n’a jamais entendu parler qu’il y ait eu des synagogues en Galatie. On est au cœur du monde païen. Paul a suivi l’élan de son cœur, il est allé à la rencontre des lointains, ceux qu’Israël appelle les goïm (les peuples autres que le peuple d’Israël) mot courant de l’ancien testament souvent traduit par « les païens ». Mais pour Paul, ils sont surtout « le peuple assis dans les ténèbres » à qui il veut apporter la « grande lumière » qui a éclairé sa vie (Mt4,6). Ce qui lui vaudra son surnom d’apôtre des païens ou d’apôtre des nations. Il n’écrit pas à une ville précise puisque qu’il s’adresse aux Galates en général. On est en droit de supposer qu’il y a plusieurs communautés, dans des villes ou villages différents, mais dont on a perdu les traces.
Gal 1,11-14 « Je vous déclare, frères, que l’Évangile qui a été annoncé par moi n’est pas de l’homme ; car je ne l’ai ni reçu ni appris d’un homme, mais par une révélation de Jésus-Christ. Vous avez su, en effet, quelle était autrefois ma conduite dans le judaïsme, comment je persécutais à outrance et ravageait l’Eglise de Dieu, et comment j’étais plus avancé dans le judaïsme que beaucoup de ceux de mon âge et de ma nation, étant animé d’un zèle excessif pour les traditions de mes pères. »
Paul écrit ce texte en l’année 55. Avec ce « vous avez su », il se réfère à la rumeur qui a très vite couru sur lui et qui persistera dans le milieu chrétien. Le persécuteur a tourné sa veste, il est un des nôtres et il annonce le Christ. Il constate « la légende », que Luc l’auteur des Actes des Apôtres mettra en scène des années plus tard et laissera aux siècles à venir. Que s’est-il passé ? Paul habitant de Tarse en Cilicie se rend à Jérusalem. Il semble bien d’après ses dires que c’est son premier voyage pour la ville sainte. Il nous confirme son identité : « j’étais plus avancé dans le judaïsme que beaucoup de ceux de mon âge et de ma nation, étant animé d’un zèle excessif pour les traditions de mes pères. » Ce peuple juif a un sens aigüe de son élection, étant le peuple choisi par Dieu pour être témoin de Sa présence parmi les hommes par un mode de vie différent. Sur sa route vers Jérusalem, il visite les différentes communautés juives et il passe bien évidemment par Antioche et Damas qui sont sur la route officielle de Tarse à Jérusalem. Et il se trouve confronté avec les idées ou plutôt les comportements de ceux qui se disent en lien avec « Christos » (Christ en grec). Il y a toutes les chances que le déclenchement de l’avalanche intérieure qui aboutira au changement de vie radical de son existence, Paul le doive à la synagogue d’Antioche. J’hésite d’ailleurs en choisissant le terme de synagogue, peut-être devrais-je écrire l’église d’Antioche. De fait à cette époque, quelques années après la mort du Christ, les termes sont identiques et non pas encore pris leur connotation strictement juive ou chrétienne : ils veulent dire la même chose : la communauté rassemblée par Dieu. Il s’avère qu’à Antioche, il n’y a aucun doute, les disciples de Jésus, le Nazaréen, prennent au sérieux son enseignement et le mettent en pratique. L’attestation nous est donnée dans les Actes des apôtres Act11,26 « Ce fut à Antioche que, pour la première fois, les disciples furent appelés chrétiens ». Ils ont reçu un nom nouveau parce qu’ils vivaient d’une nouvelle manière. Ils se distinguaient suffisamment pour que l’on ait besoin ou envie de les nommer différemment. Que font-ils pour que Paul « monte sur ses grands chevaux », pour que se développe en lui à l’extrême le zèle pour la tradition des pères jusqu’à devenir un persécuteur. C’est assez facile pour nous de l’imaginer, car nous connaissons l’enseignement du Galiléen. Jésus faisait ouvertement ce qui était interdit par la loi et c’est ce qui l’a conduit à ces conflits continuels avec les autorités. Tout particulièrement, Jésus entrait en relation avec tous les exclus du monde juif. Il entrait en contact physique avec ceux que la religion déclarait impur, il mangeait et échangeait avec les bannis du temple. Il rencontrait tous ceux que les religieux de tous ordres tenaient éloignés. Aucun infréquentable ne restait loin de lui, il s’approchait de chacun et il proclamait qu’il était venu pour cela, que Dieu se déplaçait pour les petits, les soi-disant moins que rien. On dirait aujourd’hui qu’il redonnait leur dignité à tous les perdus de la terre.
Jésus apportait une impressionnante nouveauté non seulement dans le paysage religieux de l’époque mais aussi dans le monde tout simplement. Et il semble bien qu’à Antioche ses disciples se mettent, eux aussi à refuser les catégories des purs et des impurs, ils se mettent à non seulement parler aux païens mais ils s’assoient à la même table, ils ne respectent plus toutes les restrictions alimentaires qui les séparaient de facto de tout le reste de la population d’Antioche. Beaucoup de savants pensent que c’est d’Antioche que Paul va tirer la ligne fondamentale de sa théologie. “Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ.” (Ga 3:28 TOB)
Les chrétiens innovent. C’est peut-être la raison principale pour laquelle ils reçoivent un nouveau nom et qu’on les distingue aussi clairement des autres partis juifs. Citons quelques-unes de ces innovations. On vient déjà de voir cette incroyable ouverture aux païens, cette volonté de sortir des catégorisations mortifères. Pour réussir ce tour de force culturel, il leur a fallu se lancer dans un autre monde, un monde qui leur était inconnu, dans lequel ils vont avancer pas à pas, dans la foi, on pourrait dire comme leur père Abraham. Ils vont changer la multitude de contraintes alimentaires et réglementaires qui séparent le juif ordinaire du reste du monde. Ils vont apprendre à s’ouvrir à l’autre, pour le découvrir, afin de le rencontrer et de partager. Il s’agit pour les disciples de Jésus de devenir comme lui, frère de tout homme. Et par cette convivialité, cette fraternité retrouvée, ils vont devenir ferment de vie. Ayant résolument intégré que le Christ Jésus sur la croix à briser le mur de séparation entre juif et païen, entre pur et impur, ils vont aller aux devants de tous les hommes.
“Car il est notre paix, lui qui des deux n’en a fait qu’un, et qui a renversé le mur de séparation, l’inimitié, ayant anéanti par sa chair la loi des ordonnances dans ses prescriptions, afin de créer en lui-même avec les deux un seul homme nouveau, en établissant la paix,” (Eph 2:14-15 LSG)
S’étant libérés ils accueillent à leur table les différends, les exclus, ils deviennent levain dans la pâte et sel de la terre.
Gal 1,15-17 « Mais, lorsqu’il plut à celui qui m’avait mis à part dès le sein de ma mère, et qui m’a appelé par sa grâce, de révéler en moi son Fils, afin que je l’annonçasse parmi les païens, aussitôt, je ne consultai ni la chair ni le sang… Je m’en suis allé en Arabie. Puis je suis encore revenu à Damas. »
Par deux fois dans ce texte des Galates, Paul utilise le terme révélation. Le mot grec est apocalypse qui signifie littéralement dévoilement. Il considère ce qui lui arrive comme une irruption de nouveauté équivalente à un lever de voile. Les choses étaient là, cachées mais toutes prêtes. Il a suffi d’une série de circonstances extérieures, suscitant des mouvements intérieurs pour que tout change, tout bascule. Une lumière se fait en lui : mais ils sont plus vivants que moi ! Mais ils sont plus libres que moi ! Et moi je voulais les changer !...et si c’était à moi de changer ! De la nouveauté apparaît, le sens de l’existence n’est pas seulement de recevoir le dépôt de nos pères, de le vivre dans la routine et de le transmettre fidèlement.
Pour Paul l’événement de la rencontre du Christ amorce, enclenche un processus d’accueil de la nouveauté, qui lui fera dire, qu’il est une créature nouvelle, mais aussi que par là il y a moyen d’apporter du neuf. « Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature. Les choses anciennes sont passées ; voici, toutes choses sont devenues nouvelles » 2Co 5:17.
Une révélation, de l’information nouvelle apparaît qui permet de sortir de la routine, de la reproduction du passé, des choses connues, des choses toutes faites : du neuf survient. Il a la conviction que cet éclairage vient d’ailleurs, il ne l’a pas reçu d’un homme. Bien sûr, il y a des témoins, des déclencheurs, mais la manière dont ces convictions nouvelles surgissent, lui faire dire qu’il s’agit d’un véritable dévoilement. Nous sommes en face d’une des grandes questions de l’humanité : comment trouver des solutions aux innombrables problèmes de la vie humaine et de la société. Par le neuf, par la capacité à engendrer de la nouveauté. On voit cette apparition de la nouveauté chez Paul dans deux domaines, les idées, les pensées, et le langage. Il apporte des solutions neuves au problème de la vie de chacun et de l’être ensemble dans les communautés. C’est bouleversant comment il innove dans ses arguments théologiques, dans son langage. De lettre en lettres reprenant les mêmes thèmes de la conversion, des épreuves, de la foi ou de la justice, on est émerveillé combien il se renouvelle, combien il sort de la routine et s’engage dans de la nouveauté. C’est ce qu’il nomme, devenir une création nouvelle pour apporter de la nouveauté. On trouve là un thème cher à Jésus de Nazareth que Jean traitera à la fin du siècle sous les termes de la nouvelle naissance.
On aborde là un thème essentiel de la théologie chrétienne lié à la notion de la création. Est-ce que la création est donnée toute faite dès le départ, ou est-ce que comme le dira Teilhard de Chardin, Dieu fait les créatures se faire, c’est-à-dire que nous serions dans un dispositif de création continuée. La science moderne le sait depuis 1850, tout particulièrement avec la parution du livre de Charles Darwin sur L’évolution des espèces. Tout dans l’univers bouge, évolue. On sait aujourd’hui particulièrement que l’homme n’est pas apparu d’un coup. Il est le résultat d’un long processus évolutif partant des premiers organismes vivants, les virus et les bactéries, passant par l’apparition des mollusques, poissons, mammifères, grands singes et en définitive la lignée de l’homme. La biologie moderne a découvert, que le principe même du processus est l’évolution du code génétique. Du neuf apparaît dans la vie parce qu’il y a modification de séquence du code génétique, qui est inscrit et transmis entre autres au cœur de la cellule vivante par l’ARN et l’ADN. Les savants ont comparé ce code génétique à un langage. Il y a deux mille ans, Paul fait l’expérience que dans sa vie la rencontre de Jésus-Christ amorce un processus de nouveauté non seulement une fois pour toutes, mais permanente. Et le symbole de cette nouveauté est le langage. Le langage qui modèle la pensée. Saint Jean dans son évangile dira que Jésus est le langage de Dieu, le verbe de Dieu. Pour Paul accueillir le Christ et devenir son disciple, c’est s’engager dans un chemin de nouveauté où la création peut poursuivre dans les voies où Dieu l’appelle et qui nécessitent plus que jamais maintenant la collaboration humaine. Cette notion est bien signifiée pour Paul dans le terme de révélation : de la nouveauté apparaît et cela vient de Dieu. Un philosophe et théologien contemporain Claude Tresmontant pourra ainsi comparer l’aventure de la révélation, de l’écriture sainte, de la théologie avec une information génétique porteuse continuellement de nouveauté. Un monde nouveau apparaît, une nouvelle manière de vivre, qui engendre l’homme à lui-même.

Le récit dans les Actes des apôtres : version définitive

Regardons maintenant la version des Actes des Apôtres qui donne une interprétation scénarisée de la rencontre de Paul avec le Ressuscité. Ce récit est finalisé près de trente années après la mort de Paul soit soixante ans après sa conversion. Luc après avoir écrit son évangile décide de rédiger une suite en racontant les débuts de l’église jusqu’à ce que l’évangile atteigne Rome en la personne de Paul. Son objectif est d’illustrer la vérité des paroles de Jésus. Tout ce qu’il a promis se réalise non pas comme un programme préétabli, mais dans la mouvance de l’Esprit : de la nouveauté apparaît, les disciples deviennent des témoins de la Bonne Nouvelle par leur transformation personnelle et une nouvelle manière de vivre ensemble, germe d’un monde nouveau, qui se déploie pas à pas jusqu’à nos jours. Jésus est avec eux comme il l’a promis.
Nous sommes souvent surpris de la liberté que prennent certains écrivains bibliques avec la vérité historique. Leur objectif principal est de donner sens, de comprendre l’intérieur des évènements, afin d’éclairer leurs contemporains. Un passage du livre « Moi, Paul » de François Vouga théologien protestant, en donne une illustration. Ce livre est écrit à la première personne du singulier comme si Paul rédigeait sa vie. Mais il meurt en laissant son œuvre inachevée. Alors un de ses disciples proches, Timothée prend la plume, raconte comment avec d’autres, ils vont finaliser la pensée de Paul, en rédigeant les dernières lettres qui lui sont attribuées, ainsi qu’en éditant un recueil des épitres de l’apôtre. Timothée fait aussi le récit d’une visite de Luc une vingtaine d’années après le martyr de Paul. Il est en pleine enquête préparatoire de son prochain livre. Timothée passe du temps à lui raconter par le détail l’histoire de Paul. Mais il s’étonne déjà du résultat, ayant perçu la manière dont Luc aborde les choses, voulant marquer les esprits en faisant un récit édifiant. Timothée voit la différence d’approche avec Paul, qui lui collait avec rigueur, à la vérité historique et Timothée de finir : « j’ai l’impression que son récit de la conversion de Paul n’aura pas grand-chose à voir avec les évènements réels. Cependant, je crois que non seulement l’essentiel sera sauf, car c’est un homme de foi, qui lui aussi a fait l’expérience de la rencontre, mais qu’il devrait réussir à en expliciter le mystère ».

Luc nous livre une sorte de prototype de la conversion, une rencontre exemplaire, un récit détaillé où chacun puisse se retrouver. Il ne s’agit pas tant de la conversion de Paul que de la rencontre de chaque homme avec le sauveur.
« Cependant, Saul, respirant encore la menace et le meurtre contre les disciples du Seigneur, se rendit chez le souverain sacrificateur, et lui demanda des lettres pour les synagogues de Damas, afin que, s’il trouvait des partisans de la nouvelle doctrine, hommes ou femmes, il les amenât liés à Jérusalem. » Act 9,1-2
Luc situe son action, bien sûr, en lien avec Jérusalem, cœur de toute l’aventure de la foi, ainsi qu’avec les représentants des autorités juives, symbole de l’ancienne manière de voir, de vivre et de croire que Paul appellera plus tard la loi et le vieil homme. En ce chapitre neuf des Actes, Paul de Tarse, qui porte encore son ancien nom, Saul, n’est pas un inconnu des lecteurs. Luc fait de Paul pour les besoins de son scénario un acteur clé de la vie religieuse de Jérusalem, disciple du célèbre rabbin Gamaliel, proche des autorités et farouche opposant des disciples du Nazaréen. En cela seul il ne se trompe pas. Il apparaît dans une scène capitale que Luc situe aux chapitres six et sept. Le diacre Stephanos de son nom grec, ou plutôt en français Etienne, remplit de l’Esprit-Saint à l’image de la communauté des disciples, annonce avec courage et détermination l’évangile. Après un long discours, devant le sanhédrin, reprenant toute l’histoire du salut et proclamant l’identité réelle de Jésus le Fils de Dieu, les autorités juives l’accusent de blasphème et le condamne à la lapidation. « Ils le chassèrent de la ville et le lapidèrent. Les témoins jetaient leur vêtement au pied d’un jeune homme appelé Saul » Act 7,58. Paul entre en scène. Luc positionne Saul en témoin officiel du martyr d’Etienne qui se révèle fidèle dans le moindre détail à son Seigneur. « Etienne, pendant qu’on le lapidait, priait et disait : Seigneur Jésus, accueille mon esprit. Il se mit à genoux et cria à grande voix : Seigneur ne leur compte pas ce péché ! Et ce disant il s’endormit. » Act 7,59-60
Etienne comme son maître vit la béatitude des persécutés, va jusqu’à pardonner à ses bourreaux et se confie avec espérance à Celui qui ressuscite les morts. Luc relate avec émotions un tournant des Actes, qui fut le tournant décisif de l’histoire de l’Église primitive. L’animosité des autorités du temple ne s’arrête pas à la crucifixion inique du rabbi galiléen, elle s’attaque aux disciples et va jusqu’à la mise à mort injuste d’Etienne, premier martyr d’une longue liste d’appreneurs, qui vont suivre Jésus dans le témoignage radical. On comprend mieux l’intention de Luc de rendre Saul témoin de cet acte inique, en le reliant à un passage de la lettre aux Romains.
“Ne rendez à personne le mal pour le mal… Ne vous vengez point vous-mêmes, bien-aimés, mais laissez agir la colère... 20 Mais si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire ; car en agissant ainsi, ce sont des charbons ardents que tu amasseras sur sa tête.” (Ro 12:16-20)
La colère de Dieu est de poursuivre de son amour bienveillant, ceux qu’il cherche sans relâche. Paul qui, à chaque fois où il se présente, rappelle son passé de persécuteur des chrétiens, a sur la tête, les charbons ardents de la miséricorde de Dieu qui le poursuit. Par ce coup de génie littéraire, Luc relie tous les évènements importants de la vie de l’église primitive et illustre un adage chrétien étonnamment célèbre tout au long de l’histoire des communautés, que l’on trouve sous la plume de Tertullien vers 250 : « le sang des martyrs est semence de chrétien ». Luc associe le premier martyr et le grand apôtre des nations. Mais par là il rappelle aussi à tous, qu’on ne se convertit pas comme on va au supermarché, il s’agit de l’essentiel, il s’agit de notre vie, la perdre ou la gagner. On peut être sûr que la vision du visage de ceux qu’il a persécutés, comme celui d’Etienne, voyant Jésus debout, travaille sans relâche le cœur et les pensées de Paul.
« Comme il était en chemin, et qu’il approchait de Damas, tout à coup une lumière venant du ciel resplendit autour de lui. Il tomba par terre, et il entendit une voix qui lui disait : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? Il répondit : Qui es-tu, Seigneur ? Et le Seigneur dit : Je suis Jésus que tu persécutes. Il te serait dur de regimber contre les aiguillons. Tremblant et saisi d’effroi, il dit : Seigneur, que veux-tu que je fasse ? » Act 9,4-5
Nous y sommes. Voilà le récit épique de la conversion de Paul, sa fameuse tombée de cheval, relatée dans toute l’iconographie et dont nous sommes convaincus. Et bien non il n’y a pas de cheval, par contre Saul est en chemin, en chemin de Damas bien sûr, mais surtout en chemin de la transformation radicale de son existence. La lutte intérieure entre la volonté de bien et le mal réel fait aux hommes et aux femmes laboure son cœur. Luc en connaisseur personnel de la rencontre du Christ sait qu’à un moment donné, quelque chose vient d’ailleurs. Après coup, tout chrétien sait que quelqu’Un a pris l’initiative. Par un étonnant concourt de circonstance, ce qui était impossible aux hommes, comme l’écriront les évangélistes, est possible à Dieu. « Tout à coup une lumière venant du ciel », tout à coup, nul ne sait le moment, ça s’éclaire, une nouvelle pièce apparaît dans le puzzle insoluble des pensées et tout prend sens. Le point aveugle est centré sur Jésus le Nazaréen. Il ne peut être ce qu’ils disent, sinon toute mon argumentation s’ébranle, toutes mes convictions, mes certitudes, mes choix, ce qui fait que ma vie tient debout, tout est remis en question.
Saul tombe à terre. Bouleversement, boule versée, chaviré. L’expression imagée, rend bien compte de la réalité : chute des certitudes, le château de cartes des raisonnements et des justifications s’effondre, le réel apparaît dans sa nudité. Je ne tiens plus debout, tout ce qui me faisait tenir s’effondre. Il est impossible d’être sauvé avant de se reconnaître perdu. Étonnamment, Saul fait le lien direct entre les femmes, les enfants et les hommes qu’ils persécutent et le galiléen. Il ne s’en est pas pris à des égarés, à des déviants, en luttant contre les disciples de Jésus, il s’en est pris directement au Christ. Luc illustre cette parole qu’il rapportera dans l’évangile : « ce qui vous faites à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous le faites » Mt 25,38. Cette illumination va avoir sur Saul l’effet d’un véritable flash, qui va l’atteindre au plus profond de sa mémoire, de ses raisonnements et de tout son cerveau, qui lui fera dire des années plus tard, « ce n’est plus moi qui vis c’est Christ qui vit en moi » Gal 2,20. Les chrétiens ne sont pas seulement des adhérents d’une doctrine. Saul découvre l’implication intime du Christ dans la relation avec chacun de ses disciples, il vient partager leur vie, il s’associe à eux, à jamais,… à toujours. C’est peut-être à ce moment-là qu’au plus profond de lui cette phrase qu’il répétera toute sa vie, fait irruption : « le Christ est mort pour moi ! »
Saul devient Paul. Il se fie à Celui qui s’engage d’une telle manière envers son disciple. Il se donne à Celui qui s’est donné le premier. Nouvelle création. Tout ce qu’il attendait de la vie, tout ce qu’il cherchait est là. Vérité, Liberté, Lumière, Joie. « Seigneur, que veux-tu que je fasse ». La bascule est faite, il reconnaît l’identité de Jésus de Nazareth et répond par l’engagement de toute sa personne.
En 1654 dans la nuit du 23 novembre à Paris un jeune mathématicien va faire une expérience identique. Il laissera une feuille de papier écrite dans tous les sens pour témoigner de cette rencontre qui va changer sa vie. « Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix. Dieu de Jésus-Christ… Joie, Joie, Joie, pleurs de joie… Soumission totale et douce à Jésus-Christ. » Telle fut la conversion de Blaise Pascal.
« Et le Seigneur lui dit : Lève-toi, entre dans la ville, et on te dira ce que tu dois faire. Les hommes qui l’accompagnaient demeurèrent stupéfaits ; ils entendaient bien la voix, mais ils ne voyaient personne. Saul se releva de terre, et, quoique ses yeux fussent ouverts, il ne voyait rien ; on le prit par la main, et on le conduisit à Damas. Il resta trois jours sans voir, et il ne mangea ni ne but. » Act 9,4-9
Lève-toi, Luc emploie le même mot qu’il utilise pour parler de la résurrection de Jésus, en grec « anasteti ». Il s’agit de se lever en soi-même, il s’agit de devenir qui l’on est vraiment, il s’agit de se relever de la mort. Paul se relève et quoique ses yeux fussent ouverts, il ne voyait rien. Le monde a changé, son monde intérieur a changé. Paul n’est pas devenu aveugle. La plupart du temps dans la vie, nous avons les yeux ouverts et nous ne voyons rien, nous ne voyons pas ceux qui nous entourent, nous ne voyons pas ce qui change, nous ne voyons pas l’essentiel, nous ne voyons pas les merveilles de la vie ordinaire. Notre voir est encombré de notre vie passée, un flux continuel de pensées, d’image de notre mémoire, nous fait voir non pas ce qui est devant nos yeux mais autre chose qui n’est pas devant nos yeux. Le monde de Paul n’est plus le même. Mais surtout Luc, qui est un grand pédagogue, a plusieurs intentions très claires en construisant cette scène. Il veut d’abord aider le lecteur à bien associer la conversion, la rencontre intérieure de Jésus avec l’expérience de la résurrection. Voilà pourquoi Paul se retrouve 3 jours sans manger, ni boire, si nous n’avions pas compris le « anasteti ». Il vit la même expérience que Jésus.
Luc, qui a eu en main quelques lettres de Paul, illustre peut-être ce passage de l’épitre aux Romains : « Nous avons été ensevelis avec lui par le baptême en sa mort, afin que comme Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père nous aussi, nous marchions en nouveauté de vie. » Ro 6,4
L’autre leçon que Luc veut apprendre à ses lecteurs, c’est la manière dont Jésus va faire connaître sa volonté, la manière dont les chrétiens vont vivre en permanence avec Lui. Il est intervenu directement et comme dit Paul, lorsqu’il fait le récit de sa rencontre, « le Christ s’est fait connaître », « le Christ s’est révélé à moi », « le Christ m’est apparu ». C’est l’une des modalités d’action de Dieu : par l’Esprit-Saint, par intuitions qui montent dans nos pensées. L’autre manière d’agir de Dieu, Luc l’exprime par cette petite phrase : « on le prit par la main et on le conduisit à Damas ». Dans toute la Bible l’utilisation du « on » est une manière détournée de parler de Dieu. Luc aurait très bien pu écrire : « le Seigneur le prit par la main et il le conduisit à Damas ». La suite du récit de la conversion de Paul est capitale dans ce sens. Comment le Seigneur va-t-il faire connaître sa volonté à Paul, comment va-t-il prendre soin de lui ? De la même manière qu’il avait demandée à Saul, pourquoi il le persécutait alors qu’il ne persécutait que les chrétiens, Jésus vit dans la communauté des disciples. Par la médiation de ceux qui lui font confiance, il peut agir, il peut parler, il peut faire connaître sa volonté, il peut prendre soin. C’est tout le sens du passage qui suit, où Ananias, disciple de la communauté chrétienne de Damas va venir prendre par la main, Paul et le conduire vers sa nouvelle vie, le faire entrer pleinement dans la vie chrétienne et la communauté des disciples.
« Or, il y avait à Damas un disciple nommé Ananias. Le Seigneur lui dit dans une vision : Ananias ! Il répondit : Me voici Seigneur ! Et le Seigneur lui dit : Lève-toi, va dans la rue qui s’appelle la droite, et cherche, dans la maison de Judas, un nommé Saul de Tarse. Car il prie, et il a vu en vision un homme du nom d’Ananias, qui entrait, et qui lui imposait les mains, afin qu’il recouvrât la vue. Ananias répondit : Seigneur, j’ai appris de plusieurs personnes tous les maux que cet homme a faits à tes saints dans Jérusalem ; et il a ici des pouvoirs, de la part des principaux sacrificateurs, pour lier tous ceux qui invoquent ton nom. Mais le Seigneur lui dit : Va, car cet homme est un instrument que j’ai choisi, pour porter mon nom devant les nations, devant les rois, et devant les fils d’Israël ; et je lui montrerai tout ce qu’il doit souffrir en mon nom. Ananias sortit ; et, lorsqu’il fut arrivé dans la maison, il imposa les mains à Saul, en disant : Saul, mon frère, le Seigneur Jésus, qui t’est apparu sur le chemin par lequel tu venais, m’a envoyé pour que tu recouvres la vue et que tu sois rempli du Saint Esprit. » Act 9,10-17
On s’aperçoit que le Seigneur a du travail partout, non seulement il lui faut s’occuper de Paul, et ce n’est pas une mince affaire, mais il faut aussi réussir à convaincre Ananias. Cela discute beaucoup dans le mystère de la foi, dans l’aventure des communautés chrétiennes. La parole, le partage, l’expression de ses sentiments, de ses intuitions, ainsi que de ses difficultés sont un des critères de la nouveauté de vie inauguré par le Christ. Luc, dans ce récit, sans le savoir laisse échapper un petit signe anachronique, l’imposition des mains. Ce signe ne semble pas exister pendant la première génération chrétienne ! En tout cas dans les sept lettres authentiques de Paul, il n’y a aucune mention d’une imposition des mains, ni d’ailleurs dans les écrits de l’ancien testament. Ce geste apparaît dans les lettres écrites par les disciples de Paul après sa mort et sera commun dans les évangiles et les actes des apôtres. Il semble bien que ce soit un geste inventé par les communautés chrétiennes, qui va symboliser cette présence concrète de Jésus, qui prend soin de chacun, le rejoint dans son corps et son cœur. Par les siens, il se rend présent aux hommes.
Dans les communautés chrétiennes primitives le geste d’imposition des mains, signe de la tendresse de Dieu sera associé aussi avec le don du Saint Esprit. L’évangéliste Jean le nommera l’avocat, le consolateur, le paraclet. C’est Lui qui rend présent à l’intime le Christ ressuscité, qui a promis de ne jamais quitter ses disciples.
« Au même instant, il tomba de ses yeux comme des écailles, et il recouvra la vue. Il se leva et fut baptisé ; et, après qu’il eut pris de la nourriture, les forces lui revinrent. Saul resta quelques jours avec les disciples qui étaient à Damas. » Act 9,18-19
Luc poursuit sa présentation pédagogique du processus de la conversion dans le détail. C’est au sein de la communauté chrétienne, auprès de ceux qui vivent de l’esprit de Jésus le Vivant, que la nouvelle vie de celui qui vient de rencontrer le Christ peut s’épanouir. Au contact d’Ananias et des chrétiens de Damas, Saul se met à voir, c’est comme si des écailles lui tombaient des yeux, c’est comme si tout était différent, tout était nouveau. Habité par Celui dont un disciple de Paul dira plus tard : “ en lui ont été créées toutes les choses qui sont dans les cieux et sur la terre » Col 1:16. Les yeux se dessillent. Paul se met à voir comme il n’a jamais vu, tout prend sens, les personnes et les objets qui l’entourent sont comme illuminés de l’intérieur. Rien n’est en dehors de la présence intense et douce, car tout est habité par le créateur qui n’a jamais quitté sa création. Le ciel est lumineux, les nuages filent leur laine de neige, le vent fait chanter les graines de micocouliers, les cigales en ce jour ont baissé d’un ton et ont accordé leur récital, des enfants crient de joie un peu plus loin. Ces hommes et ces femmes qu’il ne comprenait pas et qu’il poursuivait de sa vindicte, lui sourient et lui tendent les bras. Paul se lève. À nouveau ce verbe, indice de la vie nouvelle, de la résurrection. Et Paul se fait baptisé. Il décide de ratifier l’expérience qu’il vient de faire. On ne sait pas où Saul a été baptisé. Est-ce dans le fleuve Abana qui vient des montagnes de l’Anti-Liban et qui irrigue le plateau de Damas ou bien dans un des bains rituels, mikvé, de la synagogue ? On ne sait pas non plus si c’est à ce moment que Saul a transformé son nom juif en sa forme grecque de Paul, car on ne voit Luc l’utilisé qu’à partir du chapitre 13 des Actes. En tout cas on est sûr que Saul a été immergé complètement afin de symboliser sa conformité au Christ mort pour nous et qu’il a été relevé pour sortir des eaux, nouvelle créature. Et pour parachever cette similitude avec toutes les guérisons et résurrection que réalise Jésus dans son évangile, Luc précise qu’on lui donne à manger. Mais nous pouvons être sûrs que Paul a reçu le pain et vin, corps et sang du Christ. On pense à la nourriture corporelle, absolument nécessaire à la vie, mais on peut ajouter qu’il s’agit de partager, de faire communauté, de se nourrir de bonne vie relationnelle, car n’est ce pas là, la plus grande faim du monde. Nous pouvons ajouter un autre sens à cette nourriture qui apparaît toujours après les interventions de Jésus de Nazareth. « L’homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » L’aliment de la vie relationnelle avec la Trinité est la Parole, l’enseignement de Jésus et des apôtres. La fiance se nourrit de vérité fondamentale, de ces choses qui ne sont pas montées au cœur de l’homme et qui nous ont été révélées. L’expérience séculaire de la vie spirituelle est que la plupart du temps les hommes mais aussi les chrétiens meurent d’inanition, ils ne mangent pas assez, ils n’ont pas assez de nourriture solide, d’enseignement profond. Il s’agit de manger le « biblioron », le petit petit livre dont parle l’auteur de l’apocalypse. Nous entendons toujours l’interpellation de Florin Callerand : « quelle place a dans votre vie, parmi votre bibliothèque, vos lectures et votre nourriture quotidienne, le petit livre du Nouveau Testament ? »
« Et aussitôt il prêcha dans les synagogues que Jésus est le fils de Dieu. Tous ceux qui l’entendaient étaient dans l’étonnement, et disaient : N’est-ce pas celui qui persécutait à Jérusalem ceux qui invoquent ce nom, et n’est-il pas venu ici pour les emmener liés devant les principaux sacrificateurs ? Cependant, Saul se fortifiait de plus en plus, et il confondait les juifs qui habitaient à Damas, démontrant que Jésus est le Christ. » Act 9,18-19
Luc termine le schéma de la conversion par le témoignage. Le converti, celui qui s’est mis à voir, « l’illuminé », tellement remplie de ce cadeau inouï de l’existence nouvelle gratuite, qu’il vient de recevoir, est poussé de l’intérieur à partager. Il a conscience qu’il n’est pas pour grand-chose dans ce changement, qui comble son existence, que tout vient d’ailleurs, qu’il n’y a rien à faire, rien à mériter, qu’il suffit d’accueillir. Pourquoi moi ? Alors Paul, comme le firent les disciples après la pentecôte, et comme le font tous les nouveaux convertis depuis 2000 ans, se lance dans le partage de la plus grande richesse de sa vie : la certitude que Jésus est le Fils de Dieu et qu’en Lui on peut recevoir la plénitude de la vie. Jésus de Nazareth est la clef de l’existence pour toute personne. Paul ne va pas arrêter de toute sa vie d’annoncer cette bonne nouvelle.