Les conférences de Carême de Notre-Dame de Paris de 1925, 1926, 1927 ont été écrites par le Père Laberthonnière et prêchée par le Père Sanson. Chaque carême comprend six conférences, qui étaient édités ensuite sous forme de fascicule aux éditions Spes.
Voici à la fois des morceaux choisis de ces conférences qui ont eu un retentissement important. Mais aussi vous pourrez télécharger le texte complet de certaines conférences.
Les thèmes des années :
1925 - L’inquiétude humaine (IH)
1926 - L’inquiétude humaine et le christianisme (IHC)
1927 - Le christianisme, métaphysique de la charité (CMC)
parfois j’ai nommé les conférences avec leur abbréviation propre, exemple, la conférence II de l’année 1927 - La conception chrétienne de l’homme et de Dieu : la Trinité (CCHD)
CONFERENCES DE NOTRE-DAME DE PARIS
RP Sanson - Lucien Laberthonnière
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Carême 1927 Le Christianisme : Métaphysique de la Charité
Troisième conférence : La conception chrétienne de la création : L’incarnation.
I - L’inquiétude humaine et les religions non chrétiennes
Dans cet homme d’instincts, de désirs, de passions, qu’est chacun de nous, surgit… le sentiment d’une obligation nous sollicitant d’être plus et mieux que ce que nous sommes.
Une voix impérieuse se fait entendre dans les profondeurs de notre conscience. Cesse donc, nous dit-elle, de te concentrer en toi-même comme s’il n’y avait d’être que ton être, et de vie que ta vie. De toutes les puissances qui s’agrippent à toi pour le maintenir dans ton égoïsme, dégage-toi, afin de t’élever au–dessus de ton misérable moi et de collaborer à la vie universelle. Comprends donc… que vivre c’est aimer, mais qu’aimer c’est d’abord détruire en soi-même l’égoïsme pour substituer la charité et ainsi devenir plus grand que soi-même, c’est dilater son cœur pour « le sentir batte avec le cœur du monde », c’est vouloir alléger le fardeau des tristes, des souffrants, des opprimés, de tous les malheureux, c’est sortir de soi pour porter à ses frères le meilleur de son âme, c’est mourir à soi-même pour faire vivre les autres.
IHC 1 – p 12
A peine a-t-il pris conscience de lui-même, en s’opposant au monde qui l’entoure, l’homme éprouve un double besoin : d’abord, s’expliquer tous les phénomènes qui se déroulent sous ses yeux, ensuite écarter tout ce qui menace de le faire souffrir et mourir, et enfin satisfaire son insatiable désir de vie et de bonheur…
Il ne voit pas que le monde ne leur sera vraiment intelligible que du jour où ils se seront compris eux-mêmes, et qu’ils posséderont la paix, le bonheur, que du jour où ils auront cherché le secret dans la transformation même de leur être.
IHC 1 – p 14
Dans les religions idolâtriques, ce qu’on veut en dernière analyse c’est, non pas les dieux en eux-mêmes mais ce qu’on espère obtenir d’eux ou de lui.
On ne les sert et on ne le sert que pour s’en servir et ce qu’on cherche à être ou à avoir par eux ou par lui, c’est sans eux ou sans lui qu’on voudrait l’être ou qu’on voudrait l’avoir.
Au fond de toute idolâtrie, il y a donc une révolte latente contre la divinité qu’on adore, en sorte que la soumission n’y étant qu’extérieure et apparente, ne demeure en fait qu’une sujétion.
IHC 1 – p 20
L’inquiétude humaine et le christianisme V –
La mission des apôtres et la société chrétienne
Diffuser la charité du Christ en la faisant naître dans les âmes pour que, par elle, les âmes se libèrent et se sauvent, telle est la mission dont le Christ l’a investie (l’église) : « Comme mon Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie ». C’est une mission qui ne consiste en rien moins qu’à faire participer à une vie, et à une vie qui est non pas une vie corporelle à laquelle on naît sans le savoir et sans le vouloir, mais la vie spirituelle et surnaturelle, que personne ne peut vraiment vivre sans le savoir et sans le vouloir.
IHC – 5 p 3
La société chrétienne comme communion des âmes en Dieu par la charité,-----
Comme il s‘agit d’une fin commune à atteindre, c’est en communauté d’effort et d’action qu’il faut la poursuivre, chacun y apportant ou l’obligation de donner ce qu’il a reçu et ce qu’il a acquis, ou l’obligation de recevoir et d’acquérir ce qui lui manque…
Les vocations, déterminées par les aptitudes et les attraits personnels le sont aussi par les nécessités auxquelles il faut faire face… L’entraide mutuelle est la loi de nos vies.
C’est donc de sa mission que la société chrétienne, en tant qu’organisée en Eglise, reçoit son véritable caractère, son véritable sens, sa véritable portée. Or, sa mission consiste principalement, puisque l’Eglise est née de la charité du Christ, à perpétuer et à propager cette charité, et cela avant tout en la vivant afin de l’affirmer avec force et efficacité au milieu des hommes… C’est un enfantement nouveau à réaliser, l’enfantement à la vie de générosité, à la vie de charité, par renoncement à la vie d’égoïsme. Cet enfantement qui, pour chacun de nous, dure pendant notre vie tout entière, et qui est à recommencer avec chaque génération surgissant à l’existence.
IHC – 5 p11
La tâche de la société chrétienne c’est d’arracher les hommes à la vie naturelle, égoïste, égocentrique pour les élever à la vie spirituelle, à la vie de générosité, la vie de charité, dans laquelle, au lieu de chercher à se prendre mutuellement et à se servir les uns des autres, ils se servent les uns les autres, ils se donnent les uns aux autres, en se donnant ensemble à Dieu à qui ils se doivent parce que Dieu le premier s’est donné à eux.
IHC – 5 p 13
Saint-Bernard écrivait au pape Eugène III : « vous occupez le premier rang mais ce n’est que pour prévoir, pour voir, pour subvenir et servir… »
IHC – 5 p 17
Le Père de Bérulle écrivait dans le Mémorial de Direction aux Supérieurs de l’Oratoire :
« Régir une âme, c’est régir un monde, et un monde qui a plus de secrets et de diversités, plus de perfections et de raretés, que le monde que nous voyons. Aussi, près des âmes, nous devons avoir et porter l’esprit de Dieu qui est esprit de charité, commandant fort peu, mais les induisant par exemple par prière et par amour à leur devoir, car nous n’avons pas autorité pour avoir autorité, mais simplement pour faire la charité.
IHC – 5 p 18
Les procédés de contrainte, quels qu’ils soient, d’où qu’ils viennent, par quelque biais qu’on y ait recours, par eux-mêmes ne vont jamais à rien de plus qu’à déterminer de telles paroles et de tels gestes. Ils ne sont pas seulement stériles dans l’ordre spirituel, ils ne peuvent y faire qu’œuvre de mort. Et en effet l’apôtre au sens évangélique du mot, l’homme qui avec son âme va vers les autres âmes et le juge doublé d’un bourreau ne peuvent subsister côte à côte pour conduire les hommes au Dieu de Charité.
Voilà pourquoi le Christ en confiant à ses apôtres la mission de répandre la foi en Lui et de prêcher son message, se montre du commencement à la fin de sa vie préoccupé de les convaincre que s’ils auront pour cela à subir des violences, ils n’auront jamais à en exercer.
IHC – 5 p 19
L’Eglise a reçu un devoir qui jusqu’au bout restera un devoir, se traduisant nécessairement jusqu’au bout par le don de soi-même sans cesse renouvelé. « Je vous envoie, nous dit le Christ, comme des agneaux parmi les loups », c’est-à-dire comme des générosités parmi des égoïsmes, afin qu’en consentant librement à être dévorés par eux comme moi-même j’ai été dévoré par eux, vous les aidiez à se guérir d’eux-mêmes, à se libérer d’eux-mêmes.
IHC – 5 p 22
Si cela n’est pas grand, si cela n’est pas beau, si cela n’est pas lumineux, Messieurs, je vous le demande, qu’est-ce qui sera grand, qu’est-ce qui sera beau, qu’est-ce qui sera lumineux ?
IHC – 5 p 24
L’inquiétude humaine et le christianisme – Carème 1926
6 – L’idéal évangélique et la réalité historique
Les adversaires s’imaginent qu’il leur suffit, pour déprécier l’Eglise, de déprécier les hommes d’Eglise ; ensuite, tout le monde est amené, sans bien s’en rendre compte, à supposer que l’Eglise, dans sa réalité terrestre et en tant qu’autorité enseignante et disciplinaire, doit se présenter à nous et agir sur nous comme si elle était du divin tout pur qui s’imposerait à notre humanité de misère et l’informerait d’en haut.
IHC 6 – p 9
L’Eglise est humaine par les éléments qui la constituent, et ne peut pas ne pas l’être ; secondement, que cela ne l’empêche nullement d’être divine, comme prétendent ses adversaires, mais que sa divinité n’est pas ce que la conçoivent et les uns et les autres.
IHC 6 – p 8
Le Verbe de Dieu s’étant fait chair, comme dit saint Jean, pour agir et dire humainement la charité de Dieu parmi les hommes, afin que ceux-ci s’élèvent à vivre la charité divine, c’est aux hommes mêmes que le Christ a confié la charge de continuer sa mission. Il le fallait bien, car autrement il ne les eût pas traités en hommes, c’est-à-dire en personnes qui, parce qu’elles sont originellement, ont à décider elles-mêmes de leur propre destinée. Il est venu parmi eux en collaborateur, pour se faire d’eux, dans l’œuvre même qu’il avait à accomplir en eux, des collaborateurs.
Or, les hommes, tous les hommes sans exception, quels qu’ils soient, quelque rang qu’ils occupent, quelque fonction qu’ils remplissent, s’ils sont appelés à devenir des dieux, s’ils sont des dieux en vocation, et plus qu’en vocation, en obligation, commencent par n’être que des hommes, créatures de chair et de sang, qui, pour devenir ce qu’ils ont à être, ont à se dégager de leur égoïsme, de leurs passions et de leurs ignorances, c’est-à-dire à se défaire du « vieil homme », de « l’homme charnel », pour faire naître en eux « l’homme nouveau », « l’homme spirituel ». Et cette tâche ici-bas, ne nous lassons pas de le rappeler, n’est jamais finie pour personne ; car ici-bas est le lieu où l’on devient et non pas le lieu où l’on est véritablement et pleinement.
Mais alors, si divine que soit la mission de ceux qui ont accueilli le message du Christ,… en raison même de l’imperfection qui est en eux, l’organisation à laquelle ils aboutiront sera toujours et inévitablement déficiente par quelque endroit ?
Le message du Christ, message de charité qui, comme tel, est assurément clair et simple, à la portée de tous, destiné aux petits et aux pauvres, n’en comporte pas moins une conception nette et ferme de Dieu, de l’homme et des rapports de l’homme avec Dieu, de l’homme et des rapports de l’homme avec Dieu, qui en fait une doctrine métaphysique, la métaphysique de la charité.
D’un bout à l’autre de l’histoire, à travers même toutes les ignorances, toutes les erreurs, tout le délire des pouvoirs, on sent l’humanité travaillée par le besoin de s’élever au-dessus d’elle-même…
Dans l’humanité, comme dans une masse où tout cela bouillonnait, il (le message du Christ) s’insérait à la manière d’un ferment pour la transformer progressivement. IHC – VI
La vérité chrétienne survient toujours dans l’humanité comme dans un monde d’illusions, d’erreurs, de passions qu’il lui faut vaincre pour se faire admettre : illusions, erreurs et passions qui ne sont pas seulement consacrées par les mœurs et les institutions, mais par le langage même dont il lui faut se servir pour s’exprimer et se formuler… Humaine, constituée par des éléments humains, dans une humanité et avec une humanité qui en ce monde n’est pas ce qu’elle doit être, puisqu’elle n’y est que pour le devenir, la société chrétienne, l’Eglise, à qui la regarde dans sa réalité terrestre, ne peut s’offrir que chargée de misères humaines ; et elle en est chargée en effet. IHC – VI
Que toutes les accusations ne soient pas fondées, rien n’est plus certain, mais qu’il y en ait qui le soient, ce n’est pas moins incontestable.
Ainsi, par exemple, certains de ses docteurs ont entretenu et maintenu comme faisant corps avec la vérité chrétienne, des erreurs dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles lui étaient étrangères. S’il n’avait dépendu que de ces attardés, le soleil tournerait encore autour de notre planète et certains continents seraient encore à découvrir selon leur physique, il ne pouvait pas y avoir d’antipodes habitables. Et le plus grave, c’est que cela était enseigné avec un tel absolutisme qu’à y contredire on ne risquait rien moins que sa vie.
Il est très vrai en outre qu’au moyen âge, l’Eglise s’unissant à l’Etat séculier pour défendre l’ordre social a été entraînée à participer réellement à leur répression sanglante.
L’autorité ecclésiastique a été responsable du sang versé. Le fait est là et rien ne peut aller contre.
Que les uns s’efforcent de le reléguer dans l’ombre, ils ne l’empêcheront pas d’être.
Que les autres en soient fiers, ils ne l’empêcheront pas non plus de n’être pas conforme à la mission que les apôtres ont reçue et acceptée du Christ, d’aller par le monde faire connaître sa charité par la charité et non par la force et la violence.
Si entre l’idéal évangélique et la réalité historique, nous constatons en écart, il n’y a lieu ni de s’en étonner, ni surtout de s’en scandaliser, bien moins encore de le dissimuler. IHC – VI
L’Eglise est engrenée dans la réalité humaine, one ne l’érige pas ensuite, en une sorte d’entité séparée qui parlerait et qui agirait du dehors dans l’humanité. Mais, ainsi engrenée dans la réalité humaine, ne fait elle donc que subir les influences des temps et des milieux par où elle passe ? Non, elle tend à les dépasser et elle les dépasse, ne serait-ce qu’en véhiculant l’Evangile… Si un idéal de fraternité, de liberté brille avec un tel éclat à notre horizon que l’ensemble des hommes a le sentiment de ne pouvoir, sans rétrograder, y fermer les yeux, c’est que par l’Eglise le Message du Christ a été et continue d’être proclamé dans toute sa force et toute sa splendeur, c’est que par elle non seulement les initiatives de générosité sont multipliées, mais encore et surtout la générosité a pris du sens et une portée qu’elle n’avait point, tant qu’on ne savait pas la rattacher par le Christ à la générosité éternelle de Dieu. IHC – VI
Selon la parole du christ, l’humanité dans tous les siècles et dans tous les pays a senti, sent et sentira toujours l’obligation d’être une, et de surmonter, non pas les diversités qui font les hommes multiples, mais les oppositions qui font les hommes hostiles. C’est là sa tâche essentielle, identique au fond avec celle de s’unir à Dieu, car on ne s’unit à Dieu qu’en s’unissant aux autres, et aux autres qu’en s’unissant à Dieu. IHC – VI
Le rôle de l’Eglise c’est de faire que par son action, par la présence et l’action du Christ vivant, luttant et souffrant en elle, l’humanité se transforme et s’élève de la vie égoïste à la vie de générosité, de charité. Et cela est si vrai qu’aussitôt qu’on rejette l’Eglise et qu’on se remet à vivre en dehors d’elle, on la singe. IHC – VI
Si le cléricalisme a eu ses bûchers, le laïcisme n’a-t-il pas eu ses échafauds ou ses poteaux d’exécution ?
Et si le dogmatisme épais a sévi parfois d’un côté, est-il moins épais, le dogmatisme qui sévit de l’autre ? Est-ce à dire qu’il faille se résigner aux imperfections et aux défaillances de la société chrétienne, ou se boucher les yeux pour ne pas les voir, ou se coudre les lèvre pour se taire en les voyant ? Non, mais si on les voit et si en les voyant on les dénonce, ce doit être en vue de les guérir en acceptant au besoin d’en pâtir, et non en vue d’en triompher en s’en indignant. IHC – VI
Où faut-il chercher la valeur de la société chrétienne organisée ? Serait-ce dans ce qu’elle a été, ou dans ce qu’elle est, à tel moment du temps ? Non, ce qui fait sa valeur, c’est ce qu’elle doit être et ce que les hommes doivent en faire… C’est d’abord un guide qui nous montre la voie, la vérité et la vie, mais c’est aussi un idéal qui se traduit en obligation vivante, dans la conscience de chacun de nous, un idéal auquel sans doute nous pouvons nous soustraire, mais non pas impunément, puisqu’ainsi nous manquons notre destinée et nous nous trahissons nous-mêmes. IHC – VI
Qui que nous soyons, si petite et si reléguée à l’écart que soit la place que nous occupons : c’est notre affaire à tous, parce que tous nous sommes appelés sans exception et au même titre, au titre d’enfants nés de l’amour de Dieu, à faire partie de l’Eglise, et que devant Dieu, l’Eglise c’est l’ensemble des âmes qui, soit qu’elles sachent, soit qu’elles ne sachent pas nommer le Christ, participent à sa charité ou tendent à y participer. Par conséquent, avant d’être une communion achevée, avant d’être le royaume de Dieu qui n’est pas de ce monde, l’Eglise en ce monde est une immense collaboration de toutes les bonnes volontés qui vont à Dieu.
Son organisation visible c’est sans doute la hiérarchie, mais c’est aussi cette collaboration organisée et s’organisant. Elle en est à la fois le symbole et le facteur. Dès lors, si des passions humaines y introduisent leur perversion, que peuvent-elles contre les bonnes volontés qui continuent de s’y affirmer ? Rien, sinon redoubler leur élan et leur générosité. Et, de fait, la plupart des grands mouvements de rénovation, sinon tous, qui se sont produits dans l’Eglise, sont partis d’initiatives privées, jetant dans la mêlée leur courage et leurs lumières, à l’encontre parfois d’oppositions intéressées ou inintelligentes : tels un saint Paul, un saint François d’Assise, un Savonarole, un Pascal. IHC – VI
Ils se trompent tous ceux qui commencent par imaginer que l’Eglise, doit être une sorte de machine divine, fonctionnant dans l’humanité, indépendamment de l’humanité, pour y fabriquer de la vérité et de la vertu. IHC – VI
Même en certains de ses représentants les plus officiels on aperçoit des défaillances au cours des siècles, il en résulte qu’aux regards troublés par le préjugé, l’Eglise apparaît comme tellement inférieure à sa mission que de leur point de vue il n’y a plus qu’à la mettre de côté. Mais c’est leur point de vue qui est au-dessous de la réalité, car sans qu’ils s’en doutent, que demandent-ils donc à l’Eglise sinon de faire à leur place ce que, par sa voix, l’idéal dont elle est l’organe exige qu’ils fassent eux-mêmes pour entrer dans la charité et dans la vérité. IHC – VI
Ce » n’est pas à l’autorité qu’il revient de nous faire penser, de nous faire croire et de nous faire agir comme nous devons penser, croire et agir, c’est nous qui devons, avec le concours de l’autorité, arriver à penser, à croire et à faire ce qu’il faut penser, croire et faire pour marcher dans la voie du salut.
En agissant, en parlant, et même en pensant dans l’intimité de notre conscience, nous ne sommes pas seuls et nous ne devons jamais vouloir nous isoler.
Avec toutes les générosités qui se sont produits et qui se produisent en vertu de la générosité du Christ, nous complétions sa passion, selon le mot si expressif de saint Paul et que, comme l’apôtre, nous transformions contradictions, souffrances et écrasements mêmes, en occasion et en moyen de poser, au milieu des misères qui nous oppriment, à la fois l’acte efficace et le témoignage éclairant d’une charité rédemptrice. IHC – VI
Contre l’Eglise, contre la société spirituelle, j’affirme que la révolte ne saurait jamais être légitime. Ici, en effet, la révolte c’est la séparation, c’est la volonté positive de se désolidariser, de se constituer en multiplicité, alors qu’étant « un » par notre origine, nous ne pouvons nous sauver qu’en devenant « un » par la fin que nous poursuivons.
Mais si la révolte n’est jamais légitime, la servilité ne l’est pas davantage, et elle peut être plus dangereuse, plus déformante et plus corruptrice, parce que, sous couleur de mieux obéir et de mieux servir que personne, elle réussit à exploiter l’autorité et à s’en servir. IHC – VI
Que personne ne dise : si je suis seul à y travailler, à m’y sacrifier, je perds ma peine et mon temps. Non, car d’abord vous n’avez jamais le droit de dire que vous êtes seuls à y travailler, ensuite quand on travaille avec Dieu dans le sens de Dieu, on ne perd jamais ni son temps ni sa peine. IHC – VI
La vraie raison d’adhérer à la société chrétienne, c’est sans doute pour ce qu’elle nous apporte, mais aussi pour ce qu’elle exige que nous y apportions afin de contribuer à la faire devenir ce qu’elle doit être. Oui, c’est par l’Eglise et dans l’Eglise que notre vie trouve son véritable sens et prend toute sa valeur, mais c’est parce qu’en plus de ce qu’elle nous apporte, elle nous oblige à lui donner. Elle est la société de charité que Dieu, en nous créant, nous a octroyé la tâche de réaliser. Il nous faut toujours regarder ce que nous avons à donner, ce que nous avons à faire. Ce n’est qu’ainsi que nous gagnons Dieu, que nous gagnons les autres, et qu’en même temps nous nous gagnons nous-mêmes. Enfants nés de la charité de Dieu, nous ne sommes dans son royaume ni des sujets, ni de simples bénéficiaires, mais des collaborateurs. Puissiez-vous donc le comprendre une bonne fois et vous dominerez les scandales comme vous dominerez les découragements. A travers tout vous aurez une raison de vivre, une raison d’agir, une raison de courir des risques. IHC – VI
« Cherchez le royaume de Dieu et sa justice, nous a dit le Christ, et tout le reste vous sera donné par surcroît ».IHC – VI
Le christianisme, métaphysique de la charité
1 – Méthode à suivre et attitude à prendre
Le problème de nous-mêmes c’est un drame à dénouer, et même n’est-ce pas assez dire : c’est une création à opérer, car nous avons à agir nous-mêmes pour devenir ce que nous devons être, c’est-à-dire pour nous diviniser, puisque c’est en cela que consiste le salut, tel que nous le requérons, en vertu du don que Dieu nous a fait de lui-même pour nous faire être et nous faire vivre.
CMC 1 – p 2
Je suppose d’abord que tous, tant que vous êtes, vous avez toujours au cœur cette inquiétude dont nous avons parlé en commençant. Retenez bien, en effet, qu’elle est requise jusqu’au bout et que jusqu’au bout elle a un rôle essentiel à jouer dans notre vie. Elle naît avec la conscience que nous prenons de nous-mêmes, puisque, c’est le problème de notre existence qui se pose en nous… que vivre, c’est inéluctablement, non seulement le poser, mais le résoudre dans un sens ou dans l’autre. Dès qu’en nous la réflexion s’est éveillée, et que nous disons « moi », l’inquiétude nous saisit ; il faut que nous sachions ce que nous sommes, d’où nous venons et ce que nous avons à faire ici-bas. Et ce n’est qu’en accueillant cette inquiétude, qu’en la cultivant et en l’entretenant comme un appel d’en-haut que nous progression dans la lumière.
CMC 1 – p 3
L’inquiétude qui nous met en branle pour la recherche de la vérité salutaire est donc également la condition indispensable à l’intelligence de cette même vérité.
CMC 1 – p 4
La vérité en nous est vie, vie qui nous déborde assurément, mais aussi qui nous pénètre. Intérieurement à notre vie, elle en est comme l’âme et supérieure à notre vie, elle en est la lumière qui nous sollicité sans cesse à nous élever au-dessus de nous-mêmes.
CMC 1 –p 4
Si l’inquiétude qui résulte de sa présence (………) et de son action en nous est troublante et même angoissante pour ceux qui s’y refusent et qui, en s’y refusant, ne s’y soustraient momentanément par ce que pascal nomme le divertissement, que pour la retrouver plus aiguë et plus douloureuse, elle est au contraire promouvante et vivifiante et enrichissante pour ceux qui l’accueillent comme un appel libérateur qui se fait entendre au fond d’eux-mêmes.
CMC 1 p 5
Y a-t-il un mystère plus mystérieux que celui que nous sommes à nous-mêmes ? Et pourquoi sommes-nous inquiets ? Pourquoi nous sentons-nous pressés de réfléchir, de chercher ?
CMC 1 p 6
« Je suis venu, a dit le Christ, comme une lumière dans le monde, afin que quiconque croit en moi ne demeure point dans les ténèbres ». Croire, au sens chrétien du mot, ce n’est pas s’aveugler, c’est ouvrir les yeux et les ouvrir le plus grand possible. Si les articles de la dogmatique chrétienne sont des mystères, cela ne veut pas du tout dire qu’ils ne sont que du ténébreux auquel nous venons nous heurter. Cela veut dire que la vérité qu’ils expriment, bien qu’elle soit notre vérité, nous dépasse et nous déborde infiniment… Nous aurons à y travailler éternellement et ce sera éternellement notre joie d’y progresser sans cesse.
CMC 1 p 7
Ecartez les mesquines inquiétudes de vos vanités, de votre orgueil, de vos ambitions terrestres, en un mot de votre égoïsme, pour accueillir largement la grande et noble inquiétude de votre destinée qui jaillit du fond de votre âme ; et, animés par cette inquiétude, cherchez dans la dogmatique chrétienne la vérité de vous-mêmes.
CMC 1 p 8
De même que c’est par l’intermédiaire du Christ, par solidarité avec le Christ qui, tout en étant Dieu est, comme homme notre frère, que nous sommes créés enfants de Dieu, participant à l’être et à la vie de Dieu, de même, c’est par le Christ, par ce que le Christ a fait et a dit parmi nous et qui nous est enseigné par l’Evangile, que nous sommes instruits explicitement à cet égard. En nous révélant ce que Dieu est et ce que Dieu fait par le Christ, l’Evangile nous révèle nous-mêmes à nous-mêmes…Cette révélation… par les livres où elle est consignée et par la tradition qui la transmet, ne devient toujours réelle pour chacun de nous qu’autant que personnellement nous y coopérons en y ouvrant notre cœur et notre esprit, parce que dans l’ordre moral et spirituel rien, pour être moral et spirituel, ne saurait se faire en nous sans nous.
CMC 1 p 9
La vérité qu’elle a pour objet et à laquelle, par elle, nous accédons, est notre vérité. Je veux dire la vérité dont, au fond de nous-mêmes et primordialement, de par notre origine et notre destinée, nous éprouvons comme un obscur désir, de la vérité que nous nous sentons pressés, par une obligation impérieuse, de chercher à connaître, pour que, en la connaissant, nous nous connaissions et , sachant d’où nous venons, nous sachions où nous avons à aller.
Le fantôme d’une prétendu vérité qui ne serait que vérité en soi sans être vérité pour nous, qui tomberait sur nous sans être par nous ni cherchée ni même attendue d’aucune manière : vérité-chose et non vérité-vie.
CMC 1 p 10
Si la vérité par laquelle s’exprime le sens et la valeur suprême de notre vie est justement dite révélée, parce que nous en devons la connaissance explicité à l’enseignement et à la vie du Christ disant par l’un ce qu’il est, ce qu’il fait, réalisant par l’autre ce qu’il dit, et si cette vérité est transcendante ou surnaturelle relativement à ce que nous commençons par être spontanément et naturellement, c’est-à-dire relativement à l’égocentrisme qui d’abord nous constitue et que saint Paul appelle l’homme charnel, comment ne pas reconnaître qu’à aucun moment et d’aucune manière elle ne nous est extérieure et étrangère ?
Transcendante ou surnaturelle, relativement à ce que nous commençons par être, elle est immanente ou co-naturelle à ce que nous avons l’obligation d’être et que saint Paul appelle « l’homme spirituel », c’est-à-dire l’homme qui, de la vie égoïste, s’élève à la vie de charité. Ainsi, l’homme spirituel que nous avons l’obligation d’être n’est pas en nous une entité qui se superpose ou se juxtapose à l’homme charnel que nous sommes d’abord, mais c’est ce que l’homme charnel que nous sommes d’abord doit devenir pour, en se renonçant, se libérer de lui-même, se sauver de son égoïsme et, vivant pour plus que lui-même, aboutir à la plénitude de la vie dont l’exigence le travaille intérieurement. Car, ce dont il s’agit, ce n’est pas de connaître statiquement la vérité comme une notion ou un ensemble de notions conceptuelles par quoi notre intellect serait informé ; mais ce dont il s’agit c’est de nous insérer dynamiquement dans la vérité de la vraie vie, qui n’est autre que la vie de charité…
La vérité de la vraie vie : vérité… qui s’offre à nous néanmoins, à la fois par l’inquiétude qu’elle suscite en nous et par les voix qui nous l’apportent du dehors, comme la vérité que nous avons, non seulement le besoin, mais l’obligation de connaître pour nous connaître et pour devenir ce que nous devons être.
CMC 1 p 10
La vérité ne vient pas à nous sans que nous allions à elle ; et ce n’est que pour que nous allions à elle qu’elle vient à nous. Aussi, ce qui compte et ce qui vaut, ce n’est pas d’en professer de bouche la lettre, si hautement ou si bruyamment qu’on le fasse ; mais c’est d’en professer de cœur l’esprit.
Il s’ensuit qu’avec la responsabilité des moyens ou, pour user du langage de l’Evangile, des « talents » dont nous avons la disposition, tous qui que nous soyons et dans quelque condition que nous ayons à vivre, nous avons la responsabilité de nous-mêmes et en nous-mêmes la responsabilité de la réalité infinie qui s’offre à nous pour être la vie de notre vie.
CMC 1 p 12
Ce n’est pas de connaître le monde dans son extériorité spatiale et temporelle qui peut nous donner la lumière ; c’est de nous connaître nous-mêmes dans notre intériorité en découvrant le comment et le pourquoi de notre existence… Si, en pensant et en raisonnant, c’est le sens de votre existence que, comme vous en avez le devoir, vous voulez découvrir pour savoir ce que vous faites en vivant, c’est avec les données mêmes de votre vie, avec sa misère et sa dépendance, avec ses exigences et ses aspirations, avec l’élan qui l’emporte et l’obligation qui s‘y fait sentir d’être ceci et non pas cela, qu’il vous faut penser et raisonner pour voir clair en vous-mêmes, et savoir ce que vous avez à faire en vivant.
CMC 1 p 14
Ce n’est point par le monde… que nous pouvons donner un sens à notre vie. Ce n’est que par notre vie, au contraire, que nous pouvons donner un sens au monde, et cela implique que notre vie trouve en elle-même, avec ce qui est présent et agissant en elle, ce par quoi elle a un sens.
CMC 1 p 17
Pour accéder à la vérité, rien ne suppléera jamais à l’initiative qui est requise pour y aboutir. La vérité n’est pas une chose en l’air qui peut nous être donnée ou imposée du dehors. Elle est, d’une part, ce que nous sommes et ce que nous avons à être, et d’autre part, ce par quoi s’explique ce que nous sommes et ce que nous avons à être.
Connaître la vérité, c’est donc, si l’on peut s’exprimer ainsi, se savoir soi-même et savoir par quoi l’on est et par quoi l’on vit.
CMC 1 p 18
Des formule que l’on proclame pleines de sens en elles-mêmes, tant qu’on voudra et comme on voudra, il s’en faut que par cela tout seul leur contenu s’intègre dans notre vie spirituelle pour la nourrir.
CMC 1 p 18
De même que personne ne peut vivre à notre place ni décider pour nous de nous-mêmes, personne non plus ne peut avoir à notre place et pour nous, la science de la vie… Il s’agit de devenir ce qu’intérieurement nous avons à être.
La dogmatique chrétienne se présente à nous comme la science de la vie, la science de notre vie… Elle ne peut être la science de notre vie que si elle est notre science, je veux dire que si les formules par lesquelles elle s’exprime ont un sens pour nous, et précisément le sens requis pour expliquer ce que nous avons besoin de savoir sur nous-mêmes afin de voir clair en nous.
La science est science des choses, science du monde dans son extériorité spatiale et temporelle. En prenant le monde tel qu’il nous apparaît, et en nous prenant nous-mêmes tels que nous sommes, ou tels que, spontanément, nous voulons être, la science de nous-mêmes, la science de notre vie… a un autre point de départ et un autre objet. Son point de départ, c’est nous-mêmes, en tant que réalités intérieures et spirituelles ayant conscience d’elles-mêmes ; et son objet, c’est la question de savoir d’où, comme tels, nous venons et où nous avons à aller, c’est-à-dire, comment et pourquoi, comme tels, nous existons et nous avons à nous dépasser.
CMC 1 p 20
Il s’agit de nous recueillir, de rentrer en nous-mêmes, afin de nous regarder en effet être et vivre, afin d’écouter battre notre cœur… pour nous demander, en voyant s’ouvrir en nous une perspective d’infini et d’éternité, en sentant urger en nous, si infimes et caducs que nous soyons, l’obligation imprescriptible d’être toujours plus ou mieux que nous ne sommes, pour nous demander à quoi, au-dessus de nous, nous avons nous-mêmes à nous ramener en vertu de ce qui s’agite en nous et par où se révèle déjà notre origine et notre destinée.
Ayant l’âme ouverte aux sollicitations d’en haut et l’esprit ouvert aux appels de la grande voix qui se fait toujours entendre au-dedans de nous, nous nous trouvons en état d’écouter et de comprendre les voix qui, par la tradition, viennent du dehors et du fond des siècles et sans lesquelles, dans notre isolement, la vérité de nous-mêmes et la vérité de Dieu en nous, si pressentie et si exigée qu’elle puisse être, ne n’expliciterait pas.
CMC 1 p 21
La science de nous-mêmes , à quelque source qu’elle ait à s’alimenter et quels que soient les facteurs qui y coopèrent, n’est vivante et par conséquent efficace que par nos initiatives, que par le besoin entretenu de voir clair en nous, et par l’effort et la recherche pour y satisfaire. Et le propre des initiatives que nous avons ainsi à produire, chacun selon nos forces et nos moyens, c’est de nous promouvoir réciproquement pour nous entr’aider à monter dans la lumière et d’aboutir de la sorte à faire que surgissent ces grandes initiatives qui sont, en même temps qu’un approfondissement, une adaptation et une rénovation vivifiante de la vérité dans les âmes, comme furent celles d’un saint Paul, d’un Origène, d’un Augustin, d’un François d’Assise, d’un saint Jean de la Croix, d’un Pascal.
CMC 1 p 22
La science de nous-mêmes qui est en même temps la science de Dieu et du rapport dans lequel nous sommes avec lui, comporte une attitude de recherche dans une attitude d’attente, et une attitude d’attente dans une attitude de recherche. Elle est prière et étude mélangées ou plutôt ne faisant qu’un. Elle est à chaque instant action de grâces pour ce qu’on a obtenu et effort pour obtenir davantage.
Science difficile, oui, parce qu’elle suppose qu’au lieu de vivre simplement en suivant les impulsions de la nature, on se demande pourquoi vivre. Mais science facile aussi, très facile même, puisque la bonne volonté y suffit et que la bonne volonté est à la portée de tous. C’est ce que le Christ a marqué quand il a répondu aux disciples de Jean : « L’Evangile est annoncé aux pauvres ». « L’Evangile », c’est-à-dire la vérité qui délivre, et « aux pauvres », c’est-à-dire à ceux qui n’ont pas de loisirs et que les nécessités matérielles accablent.
Faites donc que cette question : « pourquoi vivre ? » se pose au plus intime de votre être. Vous ne serez vraiment hommes qu’à cette condition. Faites qu’elle vous accompagne d’une manière au moins sous-jacente à travers vos besoins quotidiens, à travers vos joies et vos épreuves, et par elle, tout vous aidera à entrer et à marcher dans le chemin de la lumière… Ne dites pas : le temps nous manque. Ce qui vous manque, c’est le goût. Si le temps vous manquait, vous n’y pourriez rien. Mais le goût, vous pouvez l’acquérir. Acquérez-le donc. Et ce qui vous paraît vaporeux, fuyant, inaccessible, perdu dans les nuages, prendra de la consistance et se rapprochera, et comme le dit admirablement Ruysbrock, « les lointains d’autrefois deviendront des voisinages ».
CMC 1 p 23
Le christianisme : métaphysique de la charité
2 - La conception chrétienne de l’homme et de Dieu : la Trinité (CCHD)
Comme principe de notre être et de notre vie, nous avons reconnu un Dieu de charité, un Dieu de générosité qui nous fait être par don de son être, et vivre par communication de sa vie. Il nous est apparu que c’est à cette condition, et à cette condition seulement, que nous pouvons être des personnes, c’est-à-dire exister en nous-mêmes et pour nous-mêmes, ainsi que nous en avons conscience.
CCHD p 1
Il est dit, en parlant du Verbe, que la vie qui est en lui et qui est la vie de Dieu est la « lumière des hommes, c’est-à-dire ce par quoi les hommes que nous sommes, considérés comme des consciences de soi, comme des intériorités spirituelles qui ont à vivre l’infini et sont responsables d’elles-mêmes, peuvent connaître leur origine et leur fin.
CCHD p 2
Intérieurement nous nous sentons l’obligation de devenir.
CCHD p 2
« Personne n’a jamais vu Dieu », dit Saint Jean (entendez : n’a jamais su ce que Dieu était en lui-même). « Le Fils unique qui est dans le sein du Père nous l’a raconté ».
Le christ, en nous révélant Dieu, nous a en même temps révélés à nous-mêmes, de telle sorte que la conception chrétienne de l’homme et la conception chrétienne de Dieu qui est impliquée dans la Trinité, sont vraiment la vérité de nous-mêmes et la vérité de Dieu. La Trinité est, si j’ose dire, une lumière jetée sur le mystère de nous-mêmes aussi bien que sur le mystère de Dieu.
CCHD p 2
La lumière des hommes… c’est la Vie, mais non pas n’importe quelle vie. L’apôtre a soin de préciser : la Vie qui est dans le Verbe… Elle ne peut être, elle n’est effectivement que la vie de charité qui, par le don même de l’existence fait à chacun de nous, est réellement présente et agissante en nous puisque, dès l’instant où nous avons conscience de nous-mêmes, nous nous sentons sollicités, travaillés, sans cesse inquiétés par l’obligation de vivre pour plus que nous-mêmes, en sorte que nous ne pouvons vivre dans la vérité de ce que nous sommes et de ce que nous devons être, qu’en vivant avec Dieu et par Dieu la vie de charité. C’est par là que nous entrons dans la lumière ou, ce qui revient au même, que la lumière entre en nous et que nous nous épanouissons dans la réalité spirituelle que saint Paul appelle la liberté des enfants de Dieu.
Et quel est en effet celui d’entre vous qui ayant accompli généreusement un acte de générosité, n’a pas expérimenté ce que j’affirme, et ne s’est pas senti, une fois l’acte accompli, illuminé et grandi intérieurement dans la mesure même où il avait donné de lui-même. Et quel est donc en outre celui d’entre vous qui, s’étant trouvé en contact avec une âme vraiment généreuse, d’où visiblement les calculs de l’égoïsme étaient bannis, n’a pas senti également que cette âme illuminait le milieu où s’exerçait sa générosité, qu’elle y manifestait, qu’elle y disait, qu’elle y révélait non seulement par ses actes et par ses paroles, mais par son attitude, par tout son être, par toute sa vie, le sens de la vie, et que par conséquent sa vie, à elle aussi, était lumière.
Lumière, la vie d’un saint Vincent de Paul ! Lumière, la vie d’un saint Jean-Baptiste de la Salle ! Lumière, la vie de sainte Jeanne d’Arc.
CCHD p 3
Le christianisme nous considère du dedans, comme des intériorités spirituelles et vivantes, existant chacune en elle-même et pour elle-même, participant chacune de l’infini dont toutes reçoivent l’être et la vie, étant chacune responsable en elle-même de cet infini, et, par lui, chacune responsable de toutes puisque toutes se prolongent et sont présentes en chacune, et que chacune se prolonge et est présente en toutes pour une destinée transcendante aux choses de l’espace et du temps. « A quoi sert à l’homme de gagner l’univers, a dit le Christ, s’il vient à perdre son âme ? ». Cela peut se traduire de cette façon : à quoi sert à l’homme de connaître l’univers s‘il ne se connaît pas lui-même, s’il ne sait ni comment ni pourquoi en tant qu’individu il existe avec la conscience de soi, laquelle, avec tout ce qu’elle implique d’aspirations, d’exigences, d’obligations, de responsabilités, déborde infiniment sa chétive individualité.
CCHD p 5
Nous sommes infiniment plus que nous ne paraissons être et il faut bien ajouter, hélàs ! que nous ne voudrions être.
CCHD p 6
Rien ne nous laisse indifférents. De là, nos investigations dans les immensités de l’espace ; de là, nos curiosités inassouvies qui nous font remonter ou descendre le cours du temps pour retrouver ce qui s’est passé ou entrevoir ce qui se passera. C’est que l’humanité qui est derrière nous vit encore en nous, comme y vit déjà l’humanité qui viendra après nous.
CCHD p 6
Les individus humains… se compénètrent au point qu’ils ne sont que les uns par les autres et que même chacun ne prend conscience de soi qu’en prenant conscience des autres. Il est impossible en effet d’imaginer une conscience qui dirait « moi » dans une solitude absolue. On ne se pense jamais soi-même qu’en pensant autre que soi. C’est pourquoi, dans nos individualités, nous sommes chacun des personnes, c’est-à-dire des consciences de nous-mêmes, impliquant la conscience de l’infinie réalité dans laquelle nous sommes plongés, et qui fait de chacun de nous une unité et un centre… Nos individualités viennent d’en haut, d’une unité suprême qui les crée, qui les fait exister en se donnant à chacune d’elles, en voulant chacune d’elles en elle-même et pour elle-même… Chacun de vous sera dans la vérité, en se représentant que Dieu lui dit : « c’est pour toi que j’ai fait le monde et tout ce que j’ai fait dans le monde »… Il nous dit : « je t’ai tout donné en te donnant toi-même à toi-même, mais c’est pour qu’à ton tout tu te donnes comme je me donne et que, vivant par les autres, tu vives aussi pour eux. C’est ainsi qu’en me gagnant et qu’en gagnant les autres tut te gagnes toi-même, tu gagneras ton âme.
CCHD p 7
Tant il est vrai qu’avoir conscience de soi, c’est être posé et se poser soi-même comme ayant une origine sacrée pour une fin sacrée !
CCHD p 8
Le Dieu auquel nous aboutissons pour nous expliquer nous-mêmes… c’est le Dieu vivant des âmes vivantes que nous sommes. Nous allons à lui, nous le découvrons, nous le trouvons en nous… De lui, nous sommes ontologiquement distincts : sans séparation, bien entendu, puisque nous sommes par lui et que de plus étant de sa race, comme dit saint Paul, nous avons en lui notre fin ; mais aussi sans confusion, puisque, étant des créations de sa générosité, nous sommes vraiment des êtres, vraiment des réalités en soi, et non pas des émanations, des aspects ou des modes, à la fois nécessaires et transitoires, de son infinité… Dieu est vraiment un être, une réalité en soi, et vraiment sa vie propre ; non plus un être qu’il recevrait et une vie qui lui serait communiquée, mais un être et une vie qui sont l’être et la vie infiniment, éternellement… Il est l’Etre, il est la Vie, en soi, pour soi et par soi…
Nous ne saurions concevoir non plus qu’il soit vie sans être activité, fécondité, mouvement, dans l’immutabilité même de sa plénitude. Il n’y a pas de vie sans relations vitales, toute vie est unité dans la multiplicité et multiplicité dans l’unité.
CCHD p 9
Qui nous garantit que nos existences ne soient pas une duperie ? En définitive, c’est toujours à cela qu’on revient pour se justifier de s’attacher égoïstement aux réalités d’en-bas et pour se soustraite aux grandes responsabilités de la vie… De cette position, si vous voulez la prendre, il n’appartient ni à moi ni à personne de vous débusquer. C’est ici que votre liberté entre en jeu. Il est de votre pouvoir de dire oui ou de dire non… Vous ne pouvez pas faire qu’une solution ne soit pas offerte par où elle prenne un sens et une valeur. Quoi que vous fassiez pour vous en détourner, vous en ressentirez jusqu’au bout l’inquiétude et l’angoisse… Seul un Dieu de bonté vivante peut expliquer les réalités vivantes que nous sommes. Mais ce Dieu ne peut être vivant en lui-même qui si son unité divine est aussi société divine.
CCHD p 12
Ce sommet de la vérité de notre être et de notre vie qui est le Dieu éternellement existant et éternellement vivant, afin qu’en vous voyant vous-mêmes dans votre réalité et dans votre vie, du même regard… Qu’en se découvrant à vous ce Dieu vous apparaisse comme la lumière qui vous éclaire, comme la vérité qui est votre vérité, la vérité par laquelle vous comprenez ce que vous êtes et ce que vous avez à être. La conception d’un Dieu-Trinité est celle d’un Dieu qui est activité en lui-même, fécondité en lui-même, en lui-même vie de charité… Nous ne pouvons être des personnes que par un Dieu de charité…Le christianisme nous explique nous-mêmes à nous-mêmes.
CCHD p 13
Ici je pourrais apporter les témoignages nombreux de grandes âmes mystiques qui, le plus souvent sous les apparences les plus humbles et les plus effacées aux yeux du monde, en travaillent assidûment à sortir de leur égoïsme, en se détachant, pour monter vers Dieu, des choses terrestres où nous nous enlisons, sans aucunement pour cela, comme trop souvent on l’imagine, se perdre dans les nuées ou dans le vide, sans se désolidariser d’avec les autres hommes, sans rien dédaigner ni négliger des tâches quotidiennes et vulgaires, mais au contraire en les assumant avec une lucidité et un courage toujours croissants, ont déclaré qu’elles arrivaient à vivre dans la lumière de la Trinité divine comme dans leur lieu naturel.
CCHD p 14
D’une part, nous recevons tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons, et qu’en même temps, d’autre part, il nous faut acquérir ce que nous devons être. Mais en Dieu comme en nous, la vie ne saurait être la vie sans comporter : être, connaître et aimer. Trois termes distincts et aussi inséparables que distincts. La multiplicité, inhérente à la vie, se ramène donc ainsi essentiellement à une Trinité… Et cette Trinité est essentiellement Unité, puisque chacun des termes implique les deux autres. On ne peut être en effet, au sens plein et vivant du mot, sans connaître et sans aimer, de même qu’on ne peut connaître sans aimer et sans être, ni aimer sans être et sans connaître.
CCHD p 16
Nous ne nous posons dans l’être qu’en nous opposant plus ou moins confusément aux autres et à Dieu, par qui les autres et nous-mêmes nous sommes. Nous n’arrivons à la conscience de nous-mêmes, à l’idée de nous-mêmes qu’en arrivant à l’idée des autres, et d’un Autre auquel nous sommes liés. Je dirai volontiers, pour employer le langage de l’Ecriture et de la théologie, que ceci est en nous comme notre verbe, c’est-à-dire, ce par quoi et en quoi nous nous trouvons et nous nous connaissons. Mais il importe de bien remarquer que ce verbe est d’abord engendré en nous sans nous. Et c’est la marque indélébile de notre dépendance. Que nous le voulions ou non, en effet, l’idée des autres et l’idée de Dieu surgit inévitablement en nous avec l’idée de nous-mêmes, parce que, que nous le voulions ou non, la réalité des autres et la réalité de Dieu nous constitue et nous pénètre en nous débordant.
CCHD p 16
Verbe engendré en nous sans nous, ainsi appelions-nous tout à l’heure cette idée des autres et de Dieu qui est inséparable de l’idée de nous-mêmes, bien plus, sans laquelle nous ne pourrions nous penser nous-mêmes . Il faut qu’elle devienne un verbe engendré en nous par nous, c’est-à-dire qu’elle soit accueillie par nous, ratifiée par nous, affirmée et voulue par nous en elle-même et pour elle-même, bref, que les autres et Dieu soient aimés par nous d’un amour de charité.
CCHD p 18
En tant que créatures, nous ne sommes capables d’aimer que parce que nous avons d’abord été aimés, que parce que Dieu, en nous aimant le premier, nous fait exister et vivre. Mais existant et vivant ainsi, par l’initiative d’un amour transcendant, nous sommes par cela même capables d’une initiative d’amour qui fait que la réalité des autres et de Dieu, qui est d’abord en nous sans nous, y est aussi par nous, c’est-à-dire qu’au lieu d’être subie, elle est acceptée, voulue et aimée, et par suite reconnue et affirmée. Et dans la mesure où nous avons fait intérieurement la démarche requise pour cela, Dieu, et par Dieu les autres étant engendrés et réalisés en nous au sens que je viens de dire, reviennent à nous pour, en nous voulant et nous aimant, nous affirmer et nous réaliser en eux. En nous donnant à eux, nous les enrichissons de nous ; et en se donnant à nous, ils nous enrichissent d’eux. Et ce n’est pas assez dire : nous gagnant notre être, nous gagnons notre âme en les gagnant par le don que nous leur faisons de nous-mêmes.
CCHD p 18
Il faudrait que par un plein amour de charité nous réalisions avec Dieu et avec les autres, dans notre vie voulue et réfléchie, l’union qui correspond à l’unité de notre origine, et que, du même coup, notre distinction d’avec eux, notre personnalité à chacun, dans ce qui fait qu’elle est unique, soit dégagée et affirmée irréfragablement. Mais justement c’est là l’œuvre qu’ici-bas nous avons à accomplir et que nous n’avons jamais fini d’accomplir tant que nous sommes ici-bas.
CCHD p 20
La charité, entendue comme don de soi, comme consistant à aimer autre que soi pour lui-même et non pour soi, nous disons qu’entre des êtres distincts, dont chacun est posé en lui-même, seule elle peut être unifiante. Seule, elle peut être différenciante, capable de respecter à la fois toutes les personnalités, sans avoir à en sacrifier aucune, et que seule elle explique que des êtres dépendants, comme nous le sommes, existent en eux-mêmes, parce qu’ils sont voulus et aimés en eux-mêmes.
CCHD p 20
Qui que nous soyons notre œil en a assez vu, notre oreille assez entendu et il en est assez monté à notre cœur pour que déjà nous la (la charité) reconnaissions comme la vérité de notre vie.
Si nous avons à être charité, si la charité est ce que nous devons être, c’est parce que Dieu, qui est éternellement ce qu’il doit être, est en lui-même éternellement charité… En nous, la charité est. Notre charité… ne fait toujours que le ratifier en nous, que l’accueillir, que le traiter comme un don qui nous est d’abord fait et auquel nous avons à répondre en nous donnant nous-mêmes à notre tour.
CCHD p 22
Pour signifier que le Verbe est engendré, il est nommé le fils ; et le principe qui l’engendre est nommé le Père. Dans son Verbe et son Fils, le Père se connaît et se retrouve. Et, aimant en lui la plénitude d’être et de vie qu’il lui communique en l’engendrant, il reçoit de lui un amour égal au sien. Un même amour ainsi les unit qui fait qu’ils sont un dans leur diversité, et cet amour est nommé l’Esprit. L’Esprit est donc à la fois l’Esprit du Père et l’Esprit du Fils.
CCHD p 22
Dans sa vie propre qui est source de notre vie, à laquelle nous participons en vivant et dans laquelle, pour devenir ce que nous devons être, nous avons à nous insérer librement en Dieu, pouvons-nous dire, est un éternel Amour par une éternelle connaissance et une éternelle connaissance par un éternel amour.
CCHD p 23
Il est notre Vérité, la Vérité qui nous délivre, parce que, en lui et par lui, ce que nous aspirons à être, ce que nous devons être, ce que nous pouvons être se rejoignent et s’harmonisent.
CCHD p 24
Le christianisme métaphysique de la charité
conférence 3
3 - La conception chrétienne de la création - L’incarnation
Afin de nous donner nous-mêmes à nous-mêmes, comment Dieu s’est-il donné à nous ? L’incarnation se présente comme le don que Dieu nous fait de lui-même pour que, par ce don, nous soyons et nous vivions réellement.
C’est en venant vivre notre vie, que Dieu s’est vraiment donné à nous et que c’est en se donnant à nous qu’il nous fait être et être ce que nous sommes pour que, à partir de ce que nous sommes, nous ayons à devenir ce que nous devons être.
CMC 3 - p 2
Si extraordinaire que leur paraisse l’idée d’un Dieu fait homme, il y a quelque chose de non moins extraordinaire et que, seuls, les divertissements passagers peuvent les empêcher de constater : à savoir, que dans les chétives et infimes et caduques individualités que nous sommes, dans notre animalité de chair et de sang, s’ouvre la perspective d’infini et d’éternité et surgit une aspiration à la plénitude d’être et à la plénitude de vie, c’est-à-dire une aspiration à être Dieu, une exigence d’être Dieu.
Nous sommes des êtres qui, partis de rien, voulons devenir Dieu et qui, s’ils peuvent le voir mal au lieu de l e vouloir bien, ne peuvent pas ne pas le vouloir. Cela aussi est un mystère et un mystère non moins grand que le mystère de l’Incarnation. Ils s’éclairent l’un l’autre d’ailleurs.
Il faut qu’il y ait au principe de notre existence une Charité vivante qui nous veut, le Christ Dieu-homme se présente à nous comme étant cette charité même en acte, cette charité même devenue effective.
CMC 3 – p 4
Or le Christ n’est point relativement à nous de l’accidentel et du surajouté, il est de l’essentiel à nous de l’accidentel et du surajouté, il est de l’essentiel et du constitutif.
S’il est cela, c’est parce qu’il est d’abord le médiateur par lequel d’abord nous existons et nous vivons.
C’est en lui que toutes choses ont été créées… Tout a été créé par lui et pour lui… Il est avant tous les êtres et tout n’a de consistance que par Lui. Pour comprendre la création comme pour comprendre l’Incarnation, il ne faut donc pas les séparer.
Je dis qu’entre la Création et l’Incarnation, il existe un lien. Pourtant ce n’est pas là une innovation. C’est bien plutôt la manière qu’il convient d’appeler traditionnelle, l’autre ne s’étant formulée explicitement qu’assez tard et ayant toujours été limitée à une école.
Il y a un homme-Dieu pour qu’il y ait des hommes, pour qu’il y ait une humanité.
Dieu nous fait exister en se donnant à nous par le Christ… et aussi pour nous mettre à même, en nous donnant nous-mêmes à nous-mêmes, d’accomplir à notre tour l’acte divin par excellence qui est le don de soi et par lequel, en voulant Dieu comme il nous veut, en l’aimant comme il nous aime, nous trouvions dans l’union avec lui la plénitude d’être et de vie dont l’exigence nous constitue.
CMC 3 – p 8
Le Christ est au centre de chaque individu humain, comme il est au centre de l’humanité tout entière, être de tout être et vie de toute vie. Quiconque le cherche le trouve, ou plutôt quiconque le cherche l’a trouvé.
Ainsi, pour rappeler une fois de plus le mot de saint Paul, c’est vraiment de sa race que nous sommes. Le Christ est le « premier né d’une multitude frères »… L’adoption est dans la création même, puisque la création consiste à nous faire exister frères du Verbe.
Mais cela ne veut pas dire que la filiation divine nous est donnée de telle sorte que nous n’avons qu’à en jouir sans avoir rien à faire. Cela entraîne au contraire, que nous avons tout à faire : car si nous sommes fils par origine et par destinée, si c’est comme tels que Dieu nous veut, nous ne le devenons effectivement, réellement, qu’en voulant librement l’être. D’être donné à soi-même et d’être aimé n’y suffit pas. Il faut se donner soi-même et aimer.
CMC 3 – p 15
Ce qui dans tous les cas caractérise la charité, c’est que par elle, sans cesser d’être soi-même, ou plutôt en devenant vraiment ce qu’on doit être on devient les autres, on se fait les autres, on devient et on se fait celui qu’on aime ou ceux qu’on aime.
Un vrai père se penche vers ses enfants, se fait petit avec eux, ignorant avec eux, faible avec eux. Et lorsqu’il se comporte de cette manière, ce qu’il veut, c’est en partant avec eux de leur ignorance, de leur faiblesse, les aider à s’élever au-dessus et à devenir ce qu’il est lui-même. Dira-t-on qu’il abdique son humanité et qu’il déchoit de sa maturité d’homme ? Seulement, la charité n’est jamais abandon de soi : elle est don de soi. Celui qui, sous prétexte de se donner, s’abandonne n’a plus rien à donner. Le père qui, pour être enfant avec ses enfants, cesserait d’être homme ne leur serait plus d’aucun secours.
CMC 3 – P 19
Le christianisme : métaphysique de la charité
6 - Optimisme Chrétien – La vie éternelle
Nés d’une générosité pour être des générosités, ce n’est que généreusement que nous y parvenons.
OC – VE 6 – p 2
Etre sauvé, ce n’est rien de plus qu’aimer Dieu et qu’être uni à lui, être damné, ce n’est rien de moins qu’être séparé de lui et que ne pas l’aimer ; être sauvé, ce n’est rien de plus qu’être pleinement généreux, être damné, ce n’est rien de moins qu’être pleinement égoïste.
OC – VE 6 p 12
Tandis que les stoïciens ne prétendaient ainsi ne s’intéresser qu’à la gloire de Dieu en faisant abstraction de sa propre réalité individuelle et de la réalité individuelle des autres, non seulement en tant qu’ils sont des centres de besoins et de désirs terrestres, mais en tant qu’ils sont des exigences d’être et de vie infinie.
C’est en s’arrêtant à cette interprétation du christianisme, interprétation qui en est une dénaturation profonde, que Schopenhauer a pu le rapprocher du Bouddhisme, est une négation de l’être et de la vie. Et c’est en s’y arrêtant également que tant de gens, autour de nous, s’autorisent à le répudier et même à blasphémer, en se persuadant que c’est l’être et la vie qu’ils défendent.
OC – VE 6 p 13
Michelet condamne en bloc et pêle-mêle toutes les pratiques de l’ascèse chrétienne et ne se demande même pas si, sans ascèse, sans mortification, l’homme peut se rendre maître de son égoïsme.
Certains théologiens et certains mystiques ne voyant en Dieu qu’une toute-puissance pure, qu’un appétit infini de gloire et de domination, ont préconisé et prétendu pratiquer, comme seul moyen capable de lui rendre l’homme qu’il exige, l’abaissement de soi-même jusqu’à l’avilissement sous prétexte d’humilité, et l’abdication de sa personnalité au point de se faire chose et de ne plus rien penser ni rien vouloir par soi-même sous prétexte de se sacrifier radicalement à sa divine majesté. Il semble, à les entendre, qu’en vérité Dieu ne nous aurait créés que pour nous refouler, que pour nous écraser et se repaître du spectacle de nos refoulements et de nos écrasements.
OC – VE 6 p 14
N’en déplaise aussi à ceux qui leur fournissent l’occasion de le dire, le système de la grâce est tout autre chose. Pour peu que vous lisiez les Evangiles, vous vous apercevrez qu’au contraire, il se révèle à nous comme comportant un Dieu qui, au lieu de nous sacrifier à sa gloire, se sacrifie pour notre salut, et, au lieu de nous considérer comme des jouets, des instruments, des esclaves ou des courtisans, nous traite comme des amis, des fils, qu’il appelle à collaborer à son œuvre éternelle.
Non, l’œuvre que l’Evangile nous demande d’accomplir n’est pas négative, elle est essentiellement positive. Qu’on ne parle donc ni de passivité, ni d’abdication ou d’abandon de soi, ni d’anéantissement ou si l’on tient à employer ces mots, qu’on le fasse en marquant bien que, par eux, on veut seulement indiquer la nécessité de renoncer à l’égoïsme. Ce dont il s’agit pour nous, ce n’est pas le moins du monde de nous renier dans notre être même ni d’éteindre notre soif de vie infinie…
Non, mille fois non, ce dont ils ‘agit, c’est en partant de ce que nous sommes, d’opérer en nous au plus profond de notre être, répondant ainsi à l’appel d’en-haut qui s’y fait entendre, un véritable retournement par lequel, au lieu de chercher à accaparer tout l’être et toute la vie pour nous-mêmes, comme par égoïsme nous tendons à le faire, nous voulions vraiment, nous aimions vraiment Dieu et les hommes nos frères dans leur être et dans leur vie.
Et tandis, que par là nous les faisons vivre en nous, nous aboutissons aussi à vivre en eux, nous les enrichissons du meilleur de nous-mêmes et ils nous enrichissent du meilleur d’eux-mêmes.
Et de cette façon, nous coopérons à constituer le royaume de Dieu, royaume où Dieu règne, non point par une emprise de toute-puissance à la façon d’un potentat, non point par domination extérieure comme un roi de la terre sur ses sujets, mais par l’amour, comme un père règne parmi ses enfants, royaume qui ne peut être un royaume de bonté et de justice qu’en tirant toute sa consistance et toute son harmonie –harmonie d’âmes et non harmonie de choses- toute sa paix et toute sa joie, de l’amour qui y circule, et qui, pour y circuler, doit avoir en chacun des membres qui en font partie, un foyer vivant où il s’alimente sans cesse.
OC VE 6 – p 15
Par suite de la solidarité qui nous lie chacun à tous et tous à chacun, tandis que nous attendons et que nous exigeons des autres qu’ils nous reconnaissent, nous affirment et nous veuillent dans la réalité de notre être et de notre vie, les autres également attendent et exigent de nous la même chose. Et en conséquence même de la générosité initiale par laquelle, pour nous faire être et nous faire vivre, de même que, pour être et pour vivre, nous avons besoin de lui. Tandis que le Christ comme Dieu-Homme est intermédiaire entre Dieu et l’humanité tout entière, chacun de nous est intermédiaire entre le Christ et tous les autres, et tous les autres sont intermédiaires entre le Christ et chacun de nous. De même que par sa Charité le Christ est tout entier tourné vers nous, de même pour devenir par lui et avec lui charitables et généreux, nous avons à nous tourner tout entier vers les autres. Nous ne nous sauvons donc qu’en travaillant avec lui et comme lui à faire que les autres se sauvent. Je dis : à faire qu’ils se sauvent ; car, de même encore que le Christ ne nous sauve que par nous, ce n’est toujours aussi que par eux que nous pouvons sauver les autres. Un salut que du dehors on voudrait imposer ou qu’on voudrait octroyer comme un présent, ne serait jamais un salut. Ce n’est qu’en se libérant de soi-même qu’on aide les autres à se libérer d’eux-mêmes, comme ce n’est qu’en aidant les autres à se libérer d’eux-mêmes que de soi-même on se libère.
OC – VE 6 – p 17
La vie de générosité est une immense lutte spirituelle où chacun ne combat pour soi qu’en combattant pour les autres, et pour les autres qu’en combattant pour soi.
OC – VE 6 p 17
Il n’y a pas de fonctions viles ni de fonctions nobles par elles-mêmes, il n’y a de vile et il n’y a de noble que l’intention dont on les anime en les remplissant. Et de son intention chacun est maître. Il appartient à chacun… de vouloir être bon, et rien que par là, d’insérer sa bonté dans la réalité humaine.
Et le pouvoir de chacun à cet égard est tel non seulement qu’aucune force extérieure ne peut le comprimer, mais que les obstacles mêmes qu’il rencontre lui sont une occasion de se manifester avec une énergie et une ampleur toujours plus grande.
Avez-vous jamais songé à ce qu’est en effet l’immensité du pouvoir que nous mettons en œuvre, lorsqu’en union avec la charité du Christ nous entreprenons d’aimer nos ennemis ?
Avoir en face de soi des volontés hostiles,
être enveloppé de mépris, de colère, de haine,
être sali par des calomnies,
sentir peser sur soi des condamnations outrageantes, des négations et des dénonciations qui voudraient être écrasantes et annihilantes, et à travers tout cela, au-dessus de tout cela, se redresser calme et serein.
puis, fort aussi dans son invulnérabilité d’âme, se tourner vers ceux qui haïssent, qui condamnent, qui écrasent,
et en souffrant pour eux ce qu’on souffre par eux, en même temps qu’on s’efforce d’éliminer de soi tout ce qui a pu provoquer leur hostilité, se montrer généreux vis-à-vis d’eux, leur tendre fraternellement les mains, de manière à faire qu’ils se débarrassent de leur mépris, de leur colère, de leur haine, et qu’ainsi à leur tour ils se sauvent d’eux-mêmes, se gagnent sur eux-mêmes, et que, du même coup, nous puissions nous écrier en regardant le Christ sur sa croix : Merci, mon Dieu, de m’avoir aidé à gagner par la charité des hommes qui, se sentant maintenant mes frères, s’écrieront avec moi : et nous aussi, nous avons cru à la puissance de la charité : ah ! la voilà la victoire des victoires.
Mais s’ils résistent à notre offre fraternelle, ce que toujours ils peuvent faire, nous n’en aurons pas moins nous-mêmes progressé dans la bonté, nous vaudrons mieux après qu’avant.
OC – VE 6 p 19
Fils de Dieu par origine, en naissant solidaires du Christ, nous avons toujours, en solidarité avec le Christ, à devenir fils de Dieu par volonté, par acceptation, par don de nous-mêmes. Et voilà pourquoi je vous ai dit que toute notre existence était suspendue à une option entre l’égoïsme et la générosité.
OC – VE 6 p 20
Afin que nous puissions dire oui, il fallait que nous puissions dire non ;
Afin que nous puissions nous unir, il fallait que nous puissions nous séparer.
Quels sont ceux qui se séparent, quels sont ceux qui s’unissent ? Quel en est le nombre,
Il n’appartient à personne de le dire et ceux qui ont élaboré une théorie comportant qu’il ne pouvait y avoir qu’un petit nombre d’élus, comme si Dieu n’avait pas un cœur assez grand pour en contenir davantage, au ridicule ont ajouté l’odieux.
OC – VE 6 – p 21
Ceci marque l’œuvre essentielle que nous avons à accomplir : arriver chaque jour davantage à dire à Dieu un oui plus vrai, plus complet, plus cordial, et en même temps, par le fait même, aider les autres à le dire avec nous.
OC – VE 6 p 22
L’optimisme auquel nous aboutissons du point de vue chrétien et que nous pouvons qualifier de subjectif consiste au contraire d’abord en ce que les individus que nous sommes sont mis au premier plan et conçus comme des fins et, ensuite, qu’au lieu d’être arrêtés et posés une fois pour toutes, dans ce qu’ils sont, ils ont à se modifier, à se transformer, pour en vivant devenir ce qu’ils doivent être. De leur existence prise au point de départ, et qui se présente comme un égocentrisme,… ils ont pour tâche de s’en dépouiller. Leur existence, il leur appartient de la rendre meilleure… C’est de travailler effectivement avec Dieu, de se faire les coopérateurs de Dieu pour, en se dégageant de l’égoïsme du vieil homme, rejoindre la générosité de Dieu, créer avec lui et en lui l’ordre de la charité de l’homme nouveau, constituer avec lui et en lui, dans le christianisme, une communion des âmes, une cité vivante des esprits.
OC – VE 6 p 22
Vous tous, frères, portant le poids du jour et de la chaleur et qui : ou bien vous révoltez en rêvant de paradis terrestre à instaurer violemment par le fer et par le feu, ou bien vous courbez vers la terre sans même oser accueillir une espérance, l’Evangile est là, devant vous, vous disant la charité de Dieu par la charité du Christ.
Il ne s’impose pas à vous, il ne s’est jamais imposé à personne, car ce n’est toujours que librement qu’on entre dans le royaume de Dieu.
Mais, comme vous ne pouvez manquer d’y être sollicités, ouvrez-lui votre âme avec sincérité et générosité ; en vous libérant de vos étroitesses, de vos illusions, de vos colères, de vos découragements, il fera que, dès ce monde même, vous connaissiez l’ineffable et sainte joie de vivre.
OC – VE 6 p 24