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Le personnalisme de Saint Jean de la Croix

Le personnalisme de Saint Jean de la Croix

Et c’est même là ce qui essentiellement nous caractérise, puisqu’être homme, c’est avoir conscience de soi, c’est-à-dire se savoir…
Saint Jean de la Croix proclame ‘’indispensable pour qui veut arriver à la connaissance de Dieu’’ la connaissance de soi-même…
…il nous convie…à découvrir Dieu et sa sagesse dans la beauté de ‘’l’ordre admirable du monde’’, dans la ‘’dépendance indéfectible’’ qui en relie les parties les unes aux autres ; comme si le monde tel qu’il se déroule sous nos yeux, extériorisait et manifestait ce que Dieu est et ce que Dieu veut d’une volonté définitive, comme si c’était le terme auquel Dieu s’est arrêté et dans lequel il se complait !
PSJC in EPP p654

Et il est clair que tout ceci suppose que la connaissance acquise par l’exercice des « puissances » n’est qu’une pseudo connaissance, une illusion par laquelle on ne se meut qu’à travers des ombres, et qu’en appelant « nuit » l’état dans lequel on entre quand on s’en débarrasse, saint Jean de la Croix emploie un langage qui dans sa pensée est une sorte d’ironie. En réalité il veut dire que si, pour l’homme qui n’a pas quitté « la façon vulgaire de comprendre », tout ce qui dépasse cette façon vulgaire est en effet ténèbres pour lui, cela tient à ce que les yeux de son esprit n’y sont pas adaptés. Mais c’est la « façon vulgaire de comprendre » qui est nuit, et c’est l’autre façon qui est lumière. Et c’est pourquoi ceux qui passent de celle-là à celle-ci disent : « J’étais aveugle »…
Mais de même que « la nuit » n’est nuit que du point de vue de ceux qui ne dépassent pas « la façon vulgaire de comprendre », de même l’anéantissement n’est anéantissement que du point de vue de ceux qui ne dépassent pas la façon vulgaire d’être et de vivre. Ce que le mot exprime, c’est donc une transformation par laquelle ceux en qui elle s’opère, bien loin de cesser d’être et de vivre pour leur compte, réalisent la plénitude d’être et la plénitude de vie. Sur la persistance de la personnalité saint Jean de la Croix est aussi explicite que possible, en sorte que ce qu’il entrevoit comme terme, c’est, non une absorption, mais une union par don réciproque de Dieu à l’âme et de l’âme à Dieu. Il appelle Dieu et l’âme des « contractants ». « Chacun, dit-il, donne possession de soi à l’autre ». « Et alors se produit une union si intime entre les deux natures, une telle communication entre la nature divine et la nature humaine que chacune paraît Dieu, bien que ni l’une ni l’autre ne modifie son être propre.
PSJC in EPP p655-656

…par les mots de nature et d’ activité et par les mots de surnature et de passivité saint Jean de la Croix signifie…deux attitudes d’âme qui s’opposent, dont l’une exclut l’autre, et entre lesquelles il faut choisir…
S’il faut nous vider de la connaissance qui se réalise par les opérations des puissances de l’âme, c’est que, par cette connaissance…s’entretient en nous l’attachement à nous-mêmes ; c’est que, pour connaître ainsi, nous nous faisons centre de perspective, nous ramenons tout à nous, Dieu y compris,…pour saint Jean de la Croix…s’il peut sembler que c’est le monde et, à travers le monde, Dieu que nous voulons, ce n’est toujours que nous-mêmes en fin de compte, dans ces conditions, que nous voulons…
Même quand on y proclame Dieu et qu’on y adhère à Dieu, c’est pour soi et non pour Dieu, parce que c’est à un Dieu conçu à sa mesure. Et en conséquence cela ne nous libère pas de la limitation, de la caducité, de la misère inhérente à notre individualité comme telle.
Voilà pourquoi il faut passer par le renoncement à soi…par purifier la volonté des « affections » naturelles …par lesquelles, même en s’attachant à Dieu en tant qu’il est conçu naturellement, c’est pour soi et non pour lui qu’on s’attache à lui.
PSJC in EPP p 657-659

Or le propre de l’homme spirituel, c’est qu’au lieu de se faire centre et de tout ramener à lui ; au lieu de se particulariser dans son individualité d’orgueil, de chair et de sang, en s’attachant aux choses du monde pour se fixer par elles dans le point de l’espace et dans le moment du temps qu’il occupe, il sort de lui-même, il reconnaît qu’il y a de l’être hors de lui et il s’universalise en s’attachant à Dieu comme principe et comme fin de tout ce qui est. Et ce n’est plus par conséquent au Dieu que naturellement il conçoit à sa mesure…mais au Dieu vivant par lequel il vit, au Dieu vivant qui est « le centre de l’âme », qui toujours le pénètre et aussi le déborde, le suscitant sans cesse au-dessus de toutes ses limitations, en sorte qu’il ne peut s’unir à Lui, qu’il ne peut L’aimer vraiment, Le vouloir vraiment dans son être transcendant, c’est-à-dire L’aimer et Le vouloir pour Lui et non pour soi, qu’en mourant incessamment à soi-même.
Mais qu’est-ce à dire sinon que, tandis que ce qui constitue l’homme charnel, c’est une attitude d’égocentrisme, de tout pour soi dans son individualité temporelle, ce qui constitue au contraire l’homme spirituel, c’est une attitude de générosité, de tout soi pour plus que soi, au-dessus de tout ce qui est du temps, dans l’éternité ? Notons, pour éviter tout malentendu, que la générosité dont il est ici question est autre chose que ce qu’on appelle vulgairement de ce nom, autre chose, par exemple, que la magnanimité ou la munificence d’Aristote. Elle ne consiste pas seulement à faire part de ce qu’on possède, à donner de ce qu’on a ou même tout ce qu’on a, ni à accomplir extérieurement des actes de courage et d’héroïsme, à braver la souffrance ou même la mort. Elle consiste à donner son être même et, pour cela à cesser, au plus profond de soi, de se vouloir soi-même pour soi-même, pour ne plus se vouloir et ne plus rien vouloir que pour plus que soi, c’est-à-dire pour Dieu et en Dieu. Mais notons aussi que l’homme charnel et l’homme spirituel ne sont pas deux êtres qui se juxtaposent ou se superposent. Ce sont deux manières d’être d’un seul et même être, qui de ceci peut et doit devenir cela. Et envisagée sous ce biais, il semble bien que la distinction se présente comme ayant essentiellement, et même uniquement, un caractère moral.
PSJC in EPP p659-660

Il y a chez saint Jean de la Croix, apparaissant à chaque page, une autre manière de concevoir Dieu…Dieu se présente au contraire comme une générosité, une bonté, une charité qui, sans avoir besoin d’eux, ni pour sa gloire ni d’aucune façon, veut les êtres que nous sommes en eux-mêmes et pour eux-mêmes, et se donne à eux pour les faire être et les faire vivre réellement.
PSJC in EPP p662

Saint Jean de la Croix, quand il en vient à se demander explicitement « pourquoi il en est si peu qui parviennent à ce haut état de perfection et d’union à Dieu » répond sans hésiter que cela ne vient pas de ce que Dieu « veut limiter cette grâce à un petit nombre d’âmes supérieures ». Son désir, ajoute-t-il, « est plutôt que la haute perfection soit commune à tous ; ce qu’il cherche trop souvent en vain, ce sont les vases capables de contenir une telle perfection ». Et s’il les cherche en vain, ce n’est point qu’il n’en ait pas fait de telles ; c’est que parmi les âmes, qui toutes sont faites pour cela, qui toutes sont appelées à cela, il en est peu qui répondent à l’appel de Dieu, peu qui fassent fructifier le don de Lui-même que Dieu leur fait. Dieu commence par leur envoyer de « petites épreuves » pour les « dégrossir » et les « polir ». Mais ne les trouvant « ni fortes ni fidèles », il juge inutile de leur en envoyer de plus considérables.
II me semble difficile de mieux marquer et que la sur naturalisation… ne résulte nullement d’un choix arbitraire, d’un caprice ou d’un bon plaisir divin, et qu’en tant qu’elle consiste à devenir généreux d’égoïste qu’on est d’abord, elle se fait en nous, non pas physiquement et passivement sans que nous y soyons pour rien, mais au contraire moralement et activement par notre coopération.
PSJC in EPP p662-663

Dès lors donc que la vie surnaturelle est conçue comme consistant essentiellement à aimer Dieu pour lui-même ainsi que Dieu nous aime pour nous-mêmes, dès lors qu’elle est générosité au sens le plus fort de ce mot, c’est-à-dire charité au sens évangélique et paulinien, ce qui la distingue de la vie dite naturelle, ce n’est donc pas du tout qu’elle serait passivité en nous tandis que la vie dite naturelle serait activité ; mais c’est qu’elle est un autre mode d’activité, une activité généreuse par laquelle on sort de soi, s’opposant à l’activité égoïste par laquelle on se concentre en soi, et inconciliable avec elle ; en sorte qu’on ne peut commencer à vivre l’une qu’en s’efforçant au moins de ne plus vivre l’autre. Et c’est pourquoi notre tâche ici-bas est de tuer douloureusement « le vieil homme » en nous pour y faire naître « l’homme nouveau ». Toute la pensée de saint Jean de la Croix gravite autour de cette lutte tragique.
PSJC in EPP p663

L’homme qui aime Dieu d’un amour voulu devient plus que lui-même, parce qu’il participe à la vie de Dieu, parce qu’en aimant Dieu pour Dieu et non pour soi-même, il aime ce que Dieu aime, et pour autant s’éternise et s’universalise.
PSJC in EPP p664

Mais rappelons-nous bien que « le vieil homme » et « l’homme nouveau » ne sont pas deux êtres. Et « le vieil homme » a beau se montrer récalcitrant, c’est au plus intime de lui-même et dès qu’il prend conscience de lui-même qu’en fait, et plus ou moins clairement, surgit, non pas seulement ni même peut-être précisément, comme trop souvent on se contente de le dire, l’aspiration à se dépasser mais le devoir, l’obligation stricte de se dépasser pour devenir « l’homme nouveau » ; si bien que « l’homme nouveau » n’est rien de plus et rien de moins que ce que « le vieil homme » doit être, et qui urge en lui au-dessus de ce qu’il est.
PSJC in EPP p665

Saint Jean de la Croix parle constamment et très explicitement de l’union avec Dieu, terme où toute âme, en tant qu’âme doit aboutir, comme ne pouvant s’accomplir que par don réciproque et nullement par emprise de Dieu sur l’âme pas plus que par emprise de l’âme sur Dieu, il est clair qu’il se réfère en fin de compte à ce que je crois pouvoir appeler un réalisme spirituel et aussi un dynamisme moral…
L’âme qui se donne, pour se donner doit s’appartenir et avoir un pouvoir d’initiative par lequel elle décide librement de sa destinée.
PSJC in EPP p 667

…tout l’ascétisme qu’il préconise ne vise qu’à réaliser cette connaissance de soi par l’intériorisation, connaissance qu’avec insistance il déclare « indispensable pour qui veut arriver à la connaissance de Dieu »…Et si l’âme, en se connaissant, arrive à connaître Dieu, c’est qu’elle se connaît par la présence et l’action de Dieu en elle. Dieu par sa présence et son action lui faisant sentir et voir sa misère, la sollicite du même coup à s’en dégager… Elle n’arrive à Le connaître effectivement qu’en sortant d’elle-même par générosité, qu’en se donnant à Lui qui se donne à elle. Union et connaissance ici ne font donc qu’un.
PSJC in EPP p 668-669

Ce n’est pas en ne pensant plus rien, en ne voulant plus rien, en se vidant de toute détermination et par un anéantissement total de son être propre qu’on le rejoint ; mais c’est au contraire en pensant et en voulant ce qui ne passe pas, au-dessus de ce qui passe, et en se constituant solidement dans l’être…Si ce n’est qu’en se donnant que l’âme s’unit à Lui, ce n’est que parce que Lui-même ne s’unit à l’âme qu’en se donnant. Si l’âme ne Le connaît vraiment que par générosité, c’est parce qu’Il est générosité en Lui-même… c’est le Dieu généreux de l’âme qui, par suite de sa générosité, a le devoir d’être généreuse, un Dieu qui nous fait exister et vivre, non par action nécessaire de nature comme le Dieu d’Aristote, ni non plus par besoin de manifester sa toute-puissance et d’en tirer gloire, comme disent certains théologiens, mais par amour pour nous,…ce que saint Jean de la Croix exprime en disant … « ce qui lui plaît uniquement, c’est de voir grandir nos âmes ».
Et l’âme ainsi voulue, ainsi aimée en elle-même et pour elle-même, ne grandit qu’en voulant et qu’en aimant, à son tour. Dieu en Lui-même et pour Lui-même. Mais dans la mesure où elle se transforme par cet amour « elle se trouve en état d’égalité avec Dieu ».
Voilà comment… à la connaissance que l’âme réalise du point de vue de son égocentrisme, saint Jean de la Croix substitue la connaissance qu’il appelle connaissance par amour, par charité, et que l’âme réalise en cessant de se faire centre pour se placer généreusement au point de vue de Dieu.
PSJC in EPP p669-670

Il va même jusqu’à dire, comparant Dieu à la lumière du soleil et l’âme à une vitre, que, de même que la lumière se glisse toujours dans la vitre ou « plus exactement... y demeure par nature » lorsque la vitre est sans tache, de même Dieu pénètre toujours l’âme et y demeure aussi toujours quand l’âme est purifiée. Et d’autre part il fait résulter nettement la purification, non d’une action physique qui se produirait dans l’âme sans elle, mais d’une action morale qui est l’action de l’âme coopérant à l’action de Dieu et sortant des ténèbres de son égoïsme pour entrer dans la lumière de la générosité divine ; en sorte que, si redevable que l’âme en soit à Dieu primordialement, la connaissance surnaturelle est néanmoins en elle son œuvre ".
PSJC in EPP p 672

Saint Jean de la Croix…est “plus pratique que spéculatif’’, il ‘’s’adresse plus à la volonté qu’à l’entendement’’ et c’est sans doute fort regrettable : car il en résulte incontestablement qu’une confusion règne dans son œuvre…il reste toujours possible de s’y tromper.
PSJC in EPP p 675-676

Et Dieu n’étant rien de ce qui est sensible, se trouve par le fait même en dehors et au-dessus de cette connaissance. Seulement pour saint Jean de la Croix, en s’en dégageant par générosité, on se met en dehors et au-dessus d’elle. Et dès lors on atteint Dieu en Lui-même, on Le « touche » au moins, si encore on ne Le voit pas. Il y a expérience de Dieu, expérience transcendante sans doute à ce qu’on nomme ordinairement de ce nom, mais expérience véritable cependant, qui se fait, comme disent parfois certains autres mystiques, par « la fine pointe de l’esprit » et par laquelle Dieu est, non pas conçu comme un « intelligible », comme un universel logique au sens de l’École, ce qui n’est toujours qu’une abstraction, mais saisi comme la réalité concrète et vivante par laquelle on est et par laquelle on vit. C’est le « Dieu des chrétiens » que Pascal oppose au Dieu des païens et au Dieu des juifs…
Réalité incompréhensible assurément pour les créatures que nous sommes, puisque si elle les pénètre, elle les déborde aussi infiniment et que, si elle est l’Être par qui moi, je suis en moi-même, et la Vie par laquelle je vis, elle est aussi l’Être par qui tous les autres sont en eux-mêmes et la Vie par qui tous les autres vivent. Mais incompréhensible signifie seulement que nous ne pouvons pas l’embrasser, l’étreindre, la circonscrire, en épuiser la connaissance, et nullement qu’elle est pour nous inconnaissable.
PSJC in EPP p 676-677

Car nous ne nous dégageons de la connaissance commune qu’en sentant, qu’en percevant intérieurement en nous « la misère » à laquelle elle est inhérente et qui n’est autre que notre égocentrisme. Or cela ne peut se faire que parce que dans cette misère même nous sommes suscités à la générosité par une générosité primordiale qui est présente et active en nous. D’une part sans générosité qui soit notre initiative, qui nous fasse sortir de nous-mêmes, nous ne saurions rejoindre et vouloir en elle-même et pour elle-même la Réalité infinie par laquelle nous sommes et nous vivons. Et d’autre part si cette Réalité n’était pas elle-même générosité vis-à-vis de nous et ne se révélait pas comme telle par l’obligation qui urge en nous d’être généreux, nous n’aurions pas à l’être. En même temps que c’est par elle que nous avons à être et que nous pouvons être généreux, ce n’est que par elle aussi que notre générosité prend un sens et une valeur. Et supposer qu’elle se produit dans le vide et non comme coopération à une Générosité suprême, ce serait la rendre vaine et en briser le ressort. Si pour connaître ce qui est essentiel à connaître pour être sauvé nous avons à être généreux, c’est que ce qui est essentiel à connaître pour être sauvé est en soi générosité. Une générosité seule est en mesure et en droit de provoquer et d’exiger la générosité. Mais par suite la Réalité infinie qui nous pénètre et nous déborde, qui nous fait être et nous fait vivre — puisque nous sommes venus à l’être et à la vie sans l’avoir ni su ni voulu — au lieu de se présenter comme n’étant qu’un je ne sais quoi indistinct et amorphe, une sorte d’Être universel… se présente au contraire comme étant spirituellement et moralement déterminée d’une façon très nette. C’est, dans toute la force et tout le plein sens du terme, une GÉNÉROSITÉ, en laquelle la générosité que nous avons à pratiquer a son principe et sa fin : Deus charitas est . Mais puisque, par le fait même, pour le connaître il faut être généreux …comme en ce monde nous n’avons jamais fini d’être généreux, jamais fini de sortir de notre égocentrisme, nous n’avons non plus jamais fini de connaître Dieu, jamais fini de nous unir à Lui pour vivre de sa vie.
PSJC in EPP p 678-679

On le connaît dynamiquement comme le Dieu de ce qui doit être, comme le dieu d’un idéal de bonté, de justice, de communion des âmes par Lui et en Lui…
…sa surnaturalité de par le don qu’Il nous fait de Lui-même pour nous faire être et nous faire vivre, nous est toujours participable, que toujours elle vit en nous pour que nous croissions en elle ; et de telle sorte encore que chacun, où qu’il soit, d’où qu’il vienne, dès lors qu’il est généreux d’une générosité de fond et non de surface et d’apparence, est dans la voie qui mène à Dieu ou plutôt a déjà trouvé Dieu pour autant, même s’il ne sait pas encore le nommer : car ce ne sont pas ceux qui disent : Seigneur, Seigneur, qui entrent dans le royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté du Père Céleste.
PSJC in EPP p 679-680

Ceux-là seuls y accèdent, mais aussi tous ceux-là y accèdent, qui accomplissent la démarche d’âme que j’appelle la générosité, démarche par laquelle, répondant au don de Dieu qui est l’Être de leur être et la Vie de leur vie, ils ouvrent leurs yeux à la lumière divine et, en se donnant à Dieu, Le gagnent et, en Le gagnant, travaillent avec Lui à gagner tous les autres. Or il est bien évident que la démarche de générosité, personne ne saurait la faire à la place de personne, et que quiconque ne la fait pas ne saurait voir et connaître ce que sans elle il est impossible de voir et de connaître…et la vérité qu’on trouve ainsi, on ne la trouve que pour soi, puisque tant que les autres n’auront pas fait les mêmes efforts, couru les mêmes risques, opéré en eux la même transformation et le même changement de point de vue, on aura beau leur dire ce qu’on voudra, ce sera lettre morte, ce sera comme si on parlait de couleurs à des aveugles.
Et envisagée sous ce biais, la vérité salutaire, la connaissance qui sauve, c’est-à-dire la connaissance réelle de Dieu, qui comme telle est aussi union à Dieu, par le fait même qu’elle est essentiellement personnelle est en effet, inexprimable et incommunicable. Par là se manifeste ce qu’en langage moderne nous appellerions l’autonomie de la personne humaine.
PSJC in EPP p 681-682

Avoir trouvé Dieu, à quelque degré que ce soit, c’est être effectivement obligé d’aider les autres à le trouver également… ceux qui vivent spirituellement doivent et peuvent propager la vie spirituelle… en y suscitant les autres par le don qu’ils peuvent leur faire d’eux-mêmes en se donnant à Dieu. Assurément pour cela il faut avoir recours aux moyens par lesquels l’âme qui vit extériorise ce qu’il y a en elle. « L’art de la parole » y est donc indispensable. Mais « la force de conviction ne vient que de l’esprit intérieur….de même que Dieu n’agit toujours en chacun de nous que comme coopérateur par générosité, ce n’est aussi toujours que comme coopérateurs par générosité qu’il nous appartient d’agir en les autres, non pas pour les faire penser, vouloir, vivre en simple prolongement ou réduplication de nous-mêmes, mais bien pour qu’ils pensent, qu’ils veuillent, qu’ils vivent en eux-mêmes pour leur compte. Et si l’on veut bien y réfléchir, on s’apercevra que, si la tâche est belle, elle est ardue dans la mesure où elle est belle, et qu’il ne suffit pas plus, pour y réussir, d’avoir des formules de liberté sur les lèvres que d’avoir sur les lèvres des formules d’autorité.
PSJC in EPP p 682-683

L’âme n’a rien qu’elle n’acquière, elle n’a rien non plus qu’elle ne reçoive. Et qui plus est, elle n’acquiert qu’en se donnant, puisque acquérir, pour elle, c’est devenir semblable à Dieu pour s’unir à Lui, c’est-à-dire devenir générosité pure, comme Dieu est pure générosité. Elle doit vivre pour autre et pour plus qu’elle, et non pas pour elle seule, parce que ce n’est pas du tout par elle seule qu’elle vit. Si elle ne s’appartenait pas, elle ne pourrait pas se donner. Mais si elle ne se donnait pas, elle ne deviendrait pas ce qu’elle doit être. Par destination l’âme est autonome autant que sociable, et sociable autant qu’autonome. Autonomie et sociabilité, bien loin de s’opposer, s’exigent. C’est par la société et dans la société que l’autonomie se réalise et que l’âme trouve son achèvement. Et sans âmes autonomes capables de se donner et se donnant, il n’y a pas de société vraie. Il n’y a pas de communion des âmes sans don de soi se faisant librement par le dedans.
PSJC in EPP p 684

C’est pourquoi saint Jean de la Croix exalte l’obéissance par-dessus tout. Elle est pour lui l’exercice du renoncement par excellence. Seulement il y a obéissance et obéissance. Et sous ce mot se mettent deux choses fort dissemblables dont il s’est bien rendu compte. Pour le « vieil homme » qui n’obéit que par crainte, non pour se sauver de son égocentrisme, mais pour le sauver en s’y concentrant, elle n’est que servilité et demeure jusqu’au bout un asservissement. Pour l’ « homme nouveau » au contraire, qui obéit par générosité en sortant de lui-même, elle est coopération par laquelle, en travaillant pour autre et pour plus que soi, il se libère, et d’esclave devient fils dans la famille humano-divine.
Mais l’obéissance n’est libératrice qu’autant qu’à travers tout elle est obéissance à Dieu, et non obéissance aux hommes de chair et de sang ; obéissance à ce qui doit être et non obéissance à ce qui est, tel qu’il est. De ce qui est, et justement pour travailler à faire qu’il devienne ce qui doit être, il y a lieu de pâtir les injustices sans se lasser, sans se révolter, non assurément par inertie, non pour éviter les sévices encore pires qu’on peut redouter, mais par générosité toujours, en profitant de l’occasion qu’elles fournissent pour se vaincre soi-même et ainsi porter notre témoignage. Mais il n’y a jamais lieu, sous prétexte de docilité, de participer aux injustices par un concours quelconque, ne fût-ce que celui du silence : « Quand la crainte règne, disait saint Jean de la Croix, les supérieurs peuvent tomber dans n’importe quelle erreur, il n’y aura personne pour les prévenir ni pour les contredire.
PSJC in EPP p 684-685

Ce à quoi il nous convie, ce n’est pas du tout à ne plus penser, à ne plus connaître ; mais c’est à ne plus penser, à ne plus connaître égocentriquement, égoïstement, pour penser et connaître généreusement. C’est ce qu’il appelle avoir l’entendement divinisé. Et quand on a l’entendement divinisé, c’est-à-dire animé, orienté par la charité, on pense selon l’ordre de la charité, qui est l’ordre de la vérité.
PSJC in EPP p 687