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La notion chrétienne de l’autorité

LA NOTION CHRETIENNE DE L’AUTORITE
Lucien Laberthonnière – Éditions Vrin – Louis Canet - 1955

Il n’y a qu’un moyen légitime et spirituellement efficace de propager la vérité, c’est la parole, c’est le verbe, le verbe proféré loyalement, ne visant qu’à la manifestation ingénue de la vérité, et ne s’adressant qu’au besoin profond qu’ont les âmes et à l’obligation qui urge en elles de se libérer en s’ouvrant à sa lumière… Venant de l’esprit, elle (la parole) va à l’esprit. Elle est l’esprit qui vit et qui sort de lui-même pour susciter d’autres esprits à la vie. Pour être vérité, elle est d’abord et essentiellement charité.
NCA p 8

Melle d’Hendecourt a justement remarqué que Laberthonnière avait en commun avec Origène de tout ramener au spirituel, de tout voir sous l’angle du spirituel et cela par la raison que le spirituel était à leurs yeux le tout de la réalité.
Louis Canet - NCA p 11

Ce n’est point d’anathématiser les gens, ce n’est point de fulminer contre les erreurs… qui peut faire progresser la vérité dans les esprits ; mais c’est utiliser les erreurs, les oppositions, les hostilités mêmes auxquelles on se heurte, pour réviser, rectifier, élargir son point de vue, renouveler sa vie spirituelle, monter dans la lumière, et ainsi faire dépasser aux autres en la dépassant soi-même, la sphère dans laquelle les malentendus se produisent et où les sophismes prennent figure.
NCA p 22

La vérité que l’on connaît, à quelque degré que ce soit, n’est pas un droit sur les autres, mais un devoir vis-à-vis d’eux.
NCA p 23

Ceux qui en ce monde sont amenés à commander, aussi bien que ceux qui demeurent astreints à obéir, se considèrent non plus comme les tenants d’une supériorité,… mais comme ayant une fonction à exercer, un devoir à remplir auprès d’eux, en un mot à les servir et non à s’en servir. .. Ils ont tous à pratiquer le même devoir de charité les uns envers les autres.
NCA p 40

Nous n’avons rien que nous ne recevions ; mais aussi nous ne pouvons être vraiment religieux que philosophiquement, c’est-à-dire par un effort personnel, par une acquisition laborieuse, une acceptation voulue de cela même qui nous est donné. C’est ce que saint Paul exprime nettement en nous qualifiant de collaborateur de Dieu.
NCA p 56

Une autorité servante… a à s’exercer, non sur des choses ou des animaux, non pour obtenir des attitudes ou des gestes extérieurs et produire un ordre extérieur, mais envers des âmes, envers des esprits, qui sont des personnes, pour qu’ils vivent comme des personnes, pour qu’ils réalisent entre eux un ordre intérieur qui soit leur ordre, un ordre qu’ils veuillent et non pas qu’ils subissent.
NCA p 56

Mais comment peut-on dire que Dieu ne fait acception de personne si le Christianisme est le moyen du salut et si la vérité du Christ et la grâce du Christ restent étrangères à la plus grande partie des hommes, sans que ceux-ci en soient le moins du monde responsables, et simplement parce qu’ils ont été séparés du Christ par le temps et par l’espace ?
A cela, je crois qu’il faut répondre que précisément personne n’a été et n’est séparé du Christ, en quelque temps et en quelque lieu qu’il ait vécu ou qu’il vivre.
NCA p58

Toute âme humaine aspire à être plus et mieux qu’elle n’est… Il n’en est aucune qui ne se sente appelée à valoir par la justice et la bonté, et qui n’ait du remords quand elle a conscience de n’avoir pas répondu à cet appel. C’est Dieu présent dans l’humanité par le Christ, dans l’humanité de tous les temps et de tous les lieux, qui fait entendre cet appel ; en sorte qu’il appartient à chacun d’y répondre, au moins dans la mesure où il en est capable, mesure qui grandit à chaque effort qu’il fait.
NCA p 59

Vivre humainement, c’est essentiellement donner un sens et une valeur à sa vie par une conception portant sur le fond des choses. C’est donc toujours penser et affirmer…Il y a une vérité ; mais elle n’est telle, je veux dire elle n’est éclairante et vivifiante spirituellement et moralement que si, au lieu de la subir, on y accède du dedans par un effort propre et pour obéir à l’obligation qui urge en chacun de nous par la conscience même qu’il a de lui-même, de donner un sens et une valeur à sa vie.
NCA p 65

L’autorité ne peut avoir pour fin que d’éduquer les âmes, les esprits, en leur prêtant généreusement son concours pour qu’ils deviennent ce qu’ils ont à être.
NCA p 66

Nous sommes des êtres spirituels et intérieurs qui se compénétrent au plus intime de leur spiritualité et de leur intériorité même, de telle sorte que, n’existant, ne pensant, ne voulant, ne vivant que les uns par les autres, s’ils ne se décident pas à vivre aussi les uns pour les autres, ce ne sera inéluctablement que les uns contre les autres qu’ils vivront… Etant donné ce que nous sommes, rien ne peut faire que nous soyons réellement séparés.
NCA p 70

Toute organisation qui ne travaille pas à s’améliorer est, par le fait même, une organisation qui se détériore… c’est à tous, quels qu’ils soient, quelque rang qu’ils occupent, chacun à sa façon et selon ses dons, qu’il incombe de travailler à son amélioration. Dans la hiérarchie sociale, si ceux d’en bas qui sont serviles, cultivent l’appétit de domination chez ceux d’en haut, et si ceux d’en haut qui se comportent en dominateurs cultivent le servilisme chez ceux d’en bas, le courage, la franchise, la générosité, l’héroïsme, où qu’ils se produisent, rayonnent ou de bas en haut ou de haut en bas. En tout cas, ce qu’il faut retenir, c’est que rien ne suppléera à la conscience et au sentiment de la responsabilité.
NCA p 73

Au fur et à mesure que j’ai avancé dans la vie, que mes informations se sont amplifiées et que mes réflexions se sont approfondies, le Christianisme m’est apparu de plus en plus lumineusement comme la vérité de notre être et de notre vie… J’entends le Christianisme de l’Evangile, de saint Paul, de la tradition dont ont vécu les Origène, les Augustin et les mystiques, les Gerson, les François de Sales, les Bérulle, les Pascal, les Biran, etc. Non pas en ce sens qu’il se trouve formulé par eux de manière qu’il n’y ait qu’à le recevoir tout élaboré, ce qui en ferait une doctrine morte ; mais en ce sens que chez ceux que je viens de nommer, -et auxquels quantité d’autres, connus ou inconnus, devraient s’ajouter,- il a été une vérité dont ils ont vécu et qu’ils ont fait vivre en tendant à mettre de plus en plus en lumière l’humano-divinité du Christ et à expliquer par Lui ce que nous sommes et ce que nous avons à être.
Testament spirituel – NCA p 75

La question n’a jamais été pour moi de savoir s’il faut socialement une autorité, ce qui me paraît incontestable : mais elle a été, et elle est de savoir quel caractère doit avoir cette autorité, quels moyens elle doit employer, quelle fin elle doit poursuivre. Il n’y a jamais eu de société sans symbole et sans agent d’unité. Donc à cet égard une organisation comportant une hiérarchie avec, au sommet, quelqu’un qui soit symbole et agent d’unité, bien loin de m’offusquer, me paraît indispensable. La multiplicité qui ne tend pas à l’unité, a dit Pascal est anarchie.
Seulement le même Pascal ajoute aussitôt : l’unité qui ne dépend pas de la multiplicité est tyrannie.
NCA p 76

Obéissance et résistance
Il faut obéir non à l’autorité comme telle, prise dans sa matérialité brute, ni non plus à l’autorité en tant qu’elle serait une « perfection » et que par sa supériorité de perfection elle aurait un droit sur ce qui serait moins parfait qu’elle… mais il faut obéir par charité à l’idéal de charité que ceux qui en ce monde commandent ont à réaliser aussi bien que ceux auxquels ils commandent. C’est que ceux qui en ce monde commandent n’ont pas à commander pour eux et pas davantage pour une puissance d’en haut qui les aurait délégués, mais pour ceux-là mêmes auxquels ils commandent, pour leur avancement, pour leur croissance dans la vérité, dans la justice, dans la bonté… Donc, vis-à-vis d’eux, pas d’obéissance aveugle, pas de soumission inconditionnelle. Il n’y a jamais de place pour la révolte, qui est une démarche de l’individu pour triompher individuellement et qui à ce titre résulte de l’appétit de domination comme l’autoritarisme lui-même mais il y a à chaque instant place pour la résistance et, par la résistance, pour le martyre.
Cette distinction est d’une importance capitale.
Tant qu’il ne s’agit que de subir personnellement des injustices, il faut y apporter une patience inlassable, voilà ce que signifie : à qui vous frappe sur la joue gauche tendez la joue droite. C’est ainsi qu’on se fait en ce monde le véritable ouvrier de la Charité. Mais il ne faut jamais collaborer à une injustice, pactiser avec ceux qui les commettent, quels qu’ils soient, quelque place qu’ils occupent.
Il ne faut jamais dire qu’on juge vrai ce qu’on juge faux ; qu’on juge bien ce qu’on juge mal.
NCA p 79

Quelques méprises que dans l’Eglise même les hommes aient pu commettre, si nombreuses, si constantes, si graves qu’on les suppose, rien n’empêchera néanmoins que ce soit par l’Eglise, véhiculant la grâce et la doctrine du Christ, que la charité divine se communique et se révèle à nous.
NCA p 79

Pour que la vérité nous éclaire, et spirituellement nous nourrisse, il ne nous suffit pas de la recevoir toute formulée pour n’avoir qu’à la conserver comme telle dans sa matérialité littérale. Non, il faut que nous nous l’assimilions, ou plutôt que nous nous assimilions progressivement à elle. Et cela ne peut se faire que par un travail exigé de chacun de nous et propre à chacun de nous.
NCA p 83

Tous, qui que nous soyons, en quelque lieu et en quelque temps que nous apparaissions à l’existence, nous entendons l’appel de Dieu. Si ce n’est pas toujours du dehors par l’intermédiaire de ceux qui explicitement prêchent le Christ et sa parole, c’est toujours au moins du dedans, puisque nul ne peut prendre conscience de lui-même sans éprouver une insatisfaction de ce qu’il est et sans qu’urge en lui une obligation irréfragable de devenir, au-dessus de ce qu’il est, ce qu’il doit être, même quand le sentiment de ce qu’il doit être n’est encore que confus et … qu’il y a en nous, au plus intime de nous-mêmes, un Plus que nous, auquel s’appuient et s’alimentent notre être et notre vie, et un Plus que nous qui est un Eternel et un Infini…
NCA p 88

…Naturellement nous désirons être par égocentrisme natif, dans ce que St Paul appelle le ‘’vieil homme’’ ou ‘’l’homme charnel’’…la raison d’être et la fin de tout…Une telle attitude … se donne toutes les apparences de la religion, en ramenant Dieu à elle, en imaginant Dieu comme une puissance qu’elle peut capter et mettre à son service, en lui rendant un culte semblable à celui qu’en ce monde les courtisans rendent aux potentats pour les exploiter… On adore, on prie ; mais c’est pour obtenir de triompher temporellement. Telle est la religion que le Christ a si impitoyablement stigmatisée chez les pharisiens…
Cela consiste… non plus par conséquent à imaginer Dieu comme une puissance extérieure dont nous pourrions nous emparer, que nous pourrions ramener à nous et habilement mettre à notre service, au service de nos désirs, de nos ambitions, de nos passions, c’est-à-dire de ce que nous sommes naturellement, par un culte extérieur que nous lui rendrions, fait d’observances légales, de sacrifices rituels et d’obéissance se donnant les apparences d’être passive pour se targuer d’être totale, mais au contraire en concevant Dieu comme étant par rapport à nous, dans la réalité concrète de son infinité, l’idéal auquel nous avons à nous ramener, vers lequel nous avons à nous élever et qui exige qu’au lieu de viser à nous consolider et à nous consacrer dans ce que nous sommes, nous sortions de nous-mêmes…
Car la « sortie de soi », « le renoncement à soi », que cela implique n’est pas plus un reniement, une abdication de soi qu’une captation de Dieu et des autres ; mais c’est une communion par compénétration et par don réciproque. La religion que le Christ est venu nous prêcher est adoration en esprit et en vérité, obéissance, non plus servile et intéressée, mais cordiale et cordialement consentie, faite de sincérité et de courage, d’ascension dans la lumière et dans l’amour et de redescente vers les misères et les ignorances d’ici-bas pour, en soulageant les unes et en éclairant les autres, coopérer activement avec le Christ à l’œuvre universelle du salut.
NCA p 90

Nous ne devons pas chercher à faire taire les autres autrement que par la force spirituelle de la vérité… étant des hommes, hommes en devenir, in via, il y aura toujours, après ce que nous aurons dit et ce que nous aurons fait, mieux à dire et mieux à faire. Ce qui importe c’est de ne jamais perdre de vue que de nos interventions, quelque rang de la hiérarchie sociale que nous occupions, nous sommes toujours responsables, et qu’en conséquence nous ne saurions nous excuser d’y procéder sans réflexion et avec légèreté. Il ne s’agit donc pas de débrider des impulsions, des vanités, des ambitions, pas plus celles qui viennent d’en haut que celles qui viennent d’en bas. ..Mais il s’agit d’affirmer, aussi énergiquement que possible, que partout et en tous des initiatives sont de mise en qui, avec l’obligation de se produire, urge l’obligation de se discipliner afin que de leurs hardiesses mêmes, quand il y a lieu qu’elles soient hardies, résultent, non du désordre, mais des rénovations vivifiantes ; de telle sorte que ceux qui les prennent, en faisant inévitablement et heureusement œuvre personnelle dont ils ont le mérite, se montrent animés du souci toujours croissant de la vérité et de la justice par lequel, en se faisant tout à tous, sans acception de personne, on peut dire dans toute la force du terme qu’ils s’universalisent par Dieu et avec Dieu… Tout en restant pleinement et solidement soi, ou plutôt en devenant toujours soi davantage, on devient les autres par le don de soi-même qu’on leur fait et par le don d’eux-mêmes qu’on obtient dans leur personnalité individuelle même, en tant qu’ils sont chacun celui-ci ou celui-là.
NCA p 94

Rien ne se pense que par collaboration
NCA p 97

Tout la littérature chrétienne, depuis les origines jusqu’à nos jours, n’a été et ne pourra jamais être jusqu’à la fin qu’une refonte, qu’une adaptation incessante de l’enseignement du Christ pour, sous les limitations et la relativité de la lettre, en saisir plus profondément et plus largement l’esprit ; refonte et adaptation qui ne sont spirituellement fécondes,… qu’autant qu’en y procédant on se refond et on s’adapte soi-même en aidant les autres à se refondre et à s’adapter aux appels de la vérité qui se font entendre…
Ce que nous appelons la théologie est une humanisation de la vérité divine. Mais envisagée sous un autre aspect, quand elle est élaborée comme elle doit l’être, c’est-à-dire animée et dirigée par la foi initiale dont saint Augustin faisait la condition de l’intelligence, et qui consiste, non dans l’adhésion explicite à un Credo formulé, mais dans une disposition intime, dans une bonne volonté par laquelle l’âme, avant même de savoir nommer Dieu, s’ouvre à ses invitations et s’oriente vers Lui, la théologie n’est humanisation de la vérité divine que pour être, malgré sa relativité et à travers sa relativité même, divinisation de la pensée humaine et de la vie humaine. Seulement il en résulte qu’elle n’est jamais achevée… Et ce n’est pas assez de dire que la théologie est inachevée : il faut ajouter qu’elle est diverse. Soit que nous la considérions à une même époque, soit que nous la considérions à des époques successives, nous constatons qu’elle représente des courants opposés, donnant successivement naissance à des conflits plus ou moins aigus. Il n’y a pas une théologie, il y a des théologies. Celle d’Origène n’est pas celle de Tertullien ; celle de saint Augustin n’est pas celle de saint Thomas, pas plus qu’à la même date celle de saint Thomas n’est celle de saint Bonaventure. Il y a une théologie franciscaine et une théologie dominicaine. Et nul n’ignore l’âpreté des luttes qui au XVIe siècle mirent aux prises dominicains et jésuites.
NCA p 101

Les individus sont voulus et posés directement par Dieu même dans leur individualité. Et ce n’est pas tout. Créer étant conçu comme l’acte d’une volonté agissant par initiative, on est amené à se demander pour quel motif Dieu a créé et a fait exister des êtres qui, tout en dépendant de lui, sont autres que lui. Ceci est capital en effet : car c’est par l’intention qui préside à notre existence que notre existence a un sens et une valeur. Et ce n’est qu’en nous rattachant à cette intention que nous savons pourquoi nous vivons et comment nous avons à vivre. Or, il en est qui attribuent à Dieu… qu’il a tout fait pour sa gloire…et il se trouve que par là, ainsi que vous devez le voir, Dieu est conçu comme un Egoïsme transcendant, et la création comme un acte de cet Egoïsme. Mais il en est d’autres qui attribuent à Dieu au contraire de n’avoir voulu que faire participer des êtres à son être et à sa vie et, par conséquent, de les avoir créés pour eux et non pour Lui, par amour de charité, par don de Lui-même, sans avoir à en tirer ni gloire ni profit d’aucune sorte. Et il se trouve que par là, Dieu est conçu comme une Générosité transcendante et la création comme un acte de cette Générosité. NCA p 103

Quand il s’agit du dogme de l’Incarnation, nous pouvons faire des constations analogues… Arrêtons-nous seulement au pourquoi de cette union : nous nous trouverons encore en présence de théories qui n’ont cessé de se heurter à travers les âges. Entre d’une part la conception de saint Anselme reprise par saint Thomas, et qui consiste à dire que le Verbe s’est incarné uniquement parce que l’homme en péchant avait porté une telle atteinte à l’honneur de Dieu que Dieu, pour réparer l’offense qu’il avait reçue, avait besoin d’une victime divine, en sorte que l’Incarnation, qui est censée ainsi s’ajouter à la création par accident, aurait eu pour motif de la part de Dieu d’exercer une vindication en rapport avec son infinité ; et d’autre part la conception de Duns Scot, d’après laquelle Dieu n’aurait créé que pour produire, au sommet de sa création, une Incarnation de son Verbe qui pût, du dehors, lui rendre un hommage digne de lui et répondre à son amour par un amour équivalent – ce qui ne saurait faire une simple créature- en sorte que la création dans sa totalité, y compris les êtres que nous sommes, étant le moyen dont l’Incarnation est la fin, celle-ci fait corps avec celle-là au lieu de s’y ajouter par accident, entre ces deux conceptions, dis-je, il y a déjà une singulière différence, puisque selon la seconde Dieu aurait eu pour motif de se faire aimer et non de venger son honneur. Néanmoins, quelque différence qu’il y ait entre elles, elles ont encore ceci de commun, que visiblement elles ont retenu de l’aristotélisme, à savoir que Dieu s’y présente comme si absolument concentré en lui-même par sa perfection qu’il ne peut aimer que lui ou ne rien aimer que pour lui : par où il apparaît qu’on suppose toujours comme Aristote, que si Dieu aimait pour eux-mêmes des êtres inférieurs à lui, il contracterait leur imperfection en s’abaissant à leur niveau, si bien que, par l’une comme par l’autre de ces conceptions, on nie ou du moins on méconnaît que Dieu est Charité. C’est qu’en effet si la charité telle qu’elle est entendu dans l’Evangile et dans saint Paul et telle que l’ont comprise et pratiquée les vrais chrétiens, n’exclut pas qu’on aime ce qui est égal à soi ni ce qui est au-dessus de soi, elle n’exclut pas davantage qu’on aime ce qui est au-dessous, précisément pour l’aider à grandir en le faisant participer à ce qu’on est et à ce qu’on a. Aussi y a-t-il une autre conception de l’Incarnation, qui est le contre-pied à la fois des deux que je viens de signaler. Elle consiste à admettre que le motif pour lequel Dieu a voulu que le Fils éternel de sa Trinité s’incarnât, ce n’a été ni pour se procurer une vindication adéquate à son infinité, ni pour avoir par qui se faire honorer d’une façon adéquate à sa dignité ou par qui se faire aimer d’une façon adéquate à son amour, mais que ç’a été uniquement pour, en se donnant lui-même, susciter à l’existence et à la vie des êtres dont il se faisait solidaire pour les faire solidaires de lui, des êtres par conséquent qu’il a commencé par aimer en eux-mêmes et pour eux-mêmes avant qu’ils fussent capable de l’aimer et dont il venait vivre la vie pour les mettre en mesure de vivre sa vie. Ainsi conçue, l’Incarnation fait bien encore, comme dans la théorie de Duns Scot, corps avec la création. Mais au lieu que celle-ci soit moyen pour celle-là, elle en est la fin, la raison d’être. Il n’y a plus création pour qu’il y ait Incarnation, il y a Incarnation pour qu’il y ait création. La perspective est renversée. Au lieu qu’en créant, Dieu reste concentré en lui-même comme s’il ne pouvait que viser à manifester ses vertus pour en tirer gloire, ou qu’à obtenir pour lui admiration, adoration, amour, il est au contraire censé « sortir de lui-même », se pencher vers les êtres qu’il crée et pour les créer, se faire l’un d’eux par le Verbe qui s’incarne, entrant ainsi dans la trame de la solidarité qui unifie leur multiplicité, de telle sorte que ce qu’il est se répercute en chacun, et que ce que chacun est se répercute en lui, et que, pour faire que sa grandeur devienne notre grandeur, il fait que notre misère de créature devienne sa misère.
Et, comme vous le voyez sans peine, derrière l’opposition de ces conceptions, il n’y a encore rien de moins et rien de plus que l’opposition entre l’idée d’un Dieu qui ne serait et ne pourrait être qu’un Egocentrisme transcendant, et l’idée d’un Dieu qui serait Générosité transcendante, Charité, pour parler le langage de l’Ecriture : Deus caritas est. La conception de l’Incarnation qui se réfère à cette seconde idée de Dieu n’a jamais été, me semble-t-il, formulée systématiquement et méthodiquement en théorie comme les autres.
NCA p 106

Dieu se présente comme étant essentiellement une bonté qui se donne à nous par le Christ pour qu’avec lui et en lui devenant notre frère nous soyons, nous aussi, ses fils.
NCA p 108

Saint Augustin dit que Dieu nous est incompréhensible, pour marquer qu’au delà de ce que nous savons de lui et dans cela même que de lui nous savons, il y a toujours infiniment plus à savoir, mais de telle sorte qu’en nous dépassant ainsi, il nous suscite à nous dépasser nous-mêmes, bien plus, il nous oblige, -ce qu’il ne faut pas confondre avec contraindre- et devient pour autant le principe d’un dynamisme spirituel qui éternellement fera de nous des personnes vivantes et agissantes.
NCA p 109

Il est fréquent de rencontrer des catholiques qui professent candidement et paresseusement qu’ils n’ont qu’à s’abandonner aux mains de l’autorité, sans avoir ni à se poser ni à résoudre de questions pour leur compte, en secouant ainsi de leur âme toute inquiétude, et par suite en se déchargeant de tout effort d’ordre spirituel… Ils voudraient bien que des réformes se fassent, qu’un autre esprit s’introduise chez ceux qui exercent l’autorité et chez ceux qui sont chargés officiellement d’enseigner. Mais ce n’est pas à eux, pensent-ils, qu’il appartient d’aucune façon ni à aucun degré, d’en prendre l’initiative, sans même qu’ils songent à se demander d’où l’initiative pourra venir si chacun raisonne de la même façon, et sans qu’ils s’arrêtent à remarquer ce que pourtant l’histoire montre à chaque page, que jamais aucun renouveau ou aucun progrès ne s’est accompli en ce monde autrement que par des individualités ayant eu la hardiesse d’affronter, à leurs risques et périls, la routine ou le snobisme. Volontiers ils font appel à « la force des choses », comme si cette force devait tout arranger sans qu’il leur en coûte rien, ne s’apercevant pas que ce n’ est là qu’un mot vide de sens avec lequel ils se leurrent, et que seule compte et est efficace la force des âmes.
NCA p 116

Pas plus que quand deux hommes en contestation font appel à un arbitre de leur choix, ils ne reconnaissent à celui-ci un droit et un pouvoir de juridiction sur eux qui l’autoriserait à intervenir dans leurs affaires de par sa propre initiative… Ce à quoi il faut viser avant tout, c’est à obtenir un accord, non pas simplement en promulguant des oukases et en lançant des anathèmes, mais en faisant de la lumière et en persuadant.
NCA p 120

Cette majorité se préoccupait plus de triompher de la minorité en l’écrasant que de la ramener en l’éclairant : de même, il faut bien le dire aussi, que trop souvent encore et trop facilement la minorité de son côté, échauffée par la bataille et s’abandonnant à la rancœur d’avoir été vaincue, cherchait à prendre sa revanche plutôt que de remettre ses thèses au creuset pour les vérifier.
NCA p 121

Tout individu humain comme tout groupe humain ne sont humains que parce qu’ils sont autonomes ou qu’il y a en eux une exigence de l’être. Mais ils ne sont humains aussi que parce qu’ils sont solidaires des autres individus et des autres groupes, en d’autres termes parce qu’ils sont dépendants. Il ne saurait donc s’agir, pas plus ici que là, de rejeter la dépendance pour sauver l’autonomie, et pas davantage de rejeter l’autonomie pour sauver la dépendance. Il s’agit de savoir comment elles peuvent et doivent se concilier.
NCA p 121

Et combien plus encore une Eglise qui est subordonnée aux conciles, où l’on ne prend de décision qu’après avoir délibéré et discuté, apparaît différente d’une Eglise qui est subordonné à un seul homme, lequel aurait le droit de juger de tout et de tous, de décréter ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire, non seulement sans avoir à consulter personne, mais sans que personne ait le droit de lui faire même une remarque.
NCA p124

Puisque des changements se sont produits dans le passé, il pourra également s’en produire dans l’avenir… si des changements sont survenus, c’est qu’il en est qui les ont préparés et préparés indûment.
NCA p 125

(Donné en 2006) Il nous faut toujours chercher pour mieux penser, mieux croire, mieux dire ; il n’y a pas de majores et de minores dans l’humanité, il n’y a que des frères aînés qui ont, non à se faire valoir par ce qu’ils savent sur leurs frères moins avancés, mais à les aider à valoir. La vérité que l’on connaît, à quelque degré que ce soit, n’est pas un droit sur les autres, mais un devoir vis-à-vis d’eux. C’est quand de part et d’autre on se placera dans cette perspective et on prendra cette attitude qu’on pourra parler d’union… A travers cette diversité c’est la charité qui sera le facteur d’unité. Mais la charité est la voie qui mène à la vérité, et par elle l’unité dans la vérité tendra à se faire de mieux en mieux.
NCA p 136

Votre conception juridique d’un Christ promulguant un code comme un Napoléon, est une invention de votre imagination contre laquelle toute l’histoire proteste… Le Christ n’a fait et n’a voulu rien faire de plus, -parce qu’aussi bien rien de plus grand ne pouvait être fait,- que révéler à l’humanité par ses paroles, par ses actes, par sa vie, et par sa mort, l’idéal qu’en vertu de sa solidarité avec lui l’humanité avait à poursuivre. Au lieu de lui imposer une organisation et des lois positives, il lui a appris à vivre la vie qu’elle avait à vivre pour aller à Dieu. Si cela supposait d’une certaine façon des lois et une organisation, il a laissé à l’humanité le soin de les élaborer elle-même : car il n’est pas venu vivre à sa place et encore moins la manipuler comme on manœuvre des choses ou comme on dresse des animaux, mais lui communiquer sa vie et lui montrer comment la vivre.
NCA p 139

Il s’agit, au lieu de se poser comme un absolu tombé en bloc du ciel, et de ne parler que de ses droits en se targuant que ce sont les droits de Dieu, d’aller aux autres, d’écouter leurs difficultés, de tâcher de les comprendre pour se comprendre soi-même, de profiter des efforts qu’ils ont fait, de réviser ses positions, de reconnaître ses méprises, ses méfaits –l’histoire de l’Eglise n’en est-elle pas pleine ?- de chercher avec les autres, avec le sentiment… qu’on n’a jamais fini de trouver.
NCA p 145

(Donné en 2006) Dieu n’est pas une puissance qui s’impose à nous en nous créant, il est une bonté qui s’offre à nous… « Je suis venu pour servir et non pour être servi »… Et ne prétendez pas que mettre ainsi au principe la bonté, c’est enlever à l’autorité toute sa vigueur et saper toute discipline par la base pour y substituer le laissez faire d’un Dieu des bonnes gens. Et non, mille fois non ! Ce n’est rien de plus et rien de moins que faire de l’autorité un devoir à remplir et non un droit à exercer... De même,… la paternité est conçue comme un devoir pour le père d’aider ses enfants à devenir de véritables hommes,… non pas de mater, non pas de dompter, non pas de dresser, non pas de se façonner des instruments, mais d’éduquer des consciences à devenir de vraies consciences... Elle devra toujours rester humaine à travers tout, sans se laisser guider ni par des sympathies ou des antipathies naturelles, ni par des motifs intéressés, s’efforçant de ne jamais perdre de vue qu’elle a affaire à des personnes qui existent en elles-mêmes et pour elles-mêmes
NCA p 147

Saint Augustin… concluait qu’il fallait chercher toujours, et toujours trouver plus et mieux.
NCA p 148

Sans l’idéal chrétien je ne vois pas de quoi l’humanité peut vivre spirituellement. Et l’idéal chrétien est méconnu, dénaturé par ceux qui ont la charge d’y faire accéder les âmes.
NCA p 148

Il n’y a de soumission vraie que la soumission conditionnée par l’effort consciencieux pour comprendre la valeur de ce à quoi on se soumet. On peut se soumettre avant de comprendre, et sans doute arrive-t-il qu’il le faut. Mais ce ne doit être que pour arriver à comprendre. Et ceux qui, ayant autorité, exigent des soumissions, sans efforts consciencieux aussi pour faire comprendre, ceux-là, en voulant que ce soit à eux qu’on se soumette, ne font toujours qu’œuvre pervertissante. Une obéissance passive n’est qu’une obéissance de matière brute ou d’animal. Elle est la négation de la vie spirituelle. On n’obéit, au sens spirituel et moral du mot, qu’activement. Et c’est activement qu’il faut demander aux autres d’obéir.
NCA p 163

A l’arrière-plan on découvre toujours le vieux dualisme d’Aristote pour qui les individus tirent leur origine, non de Dieu, mais de la matière coéternelle à Dieu…(Donné en 2006) La conscience que nous avons de nous-mêmes, avec les aspirations, les obligations, les exigences qu’elle comporte, résulte de la présence et de l’action de Dieu en nous, non pas d’un Dieu qui nous informe ou nous manipule comme de la matière inerte et passive dont il s’empare, mais d’un Dieu qui se donne à nous pour faire que réellement par Lui nous soyons et nous vivions comme Il est et comme Il vit, et pour qu’en vivant nous ayons, sous notre propre responsabilité, à collaborer avec Lui, à l’œuvre de notre destinée, afin que cette œuvre soit la nôtre en même temps que la sienne.
NCA p 164

Et l’absurdité n’est-elle pas grosse comme une montagne de supposer que la voie dans laquelle quelqu’un pourrait être orienté par Dieu lui-même n’est jamais ni normale ni sûre, et qu’on ne saurait trop en détourner les chrétiens, tandis qu’on proclame qu’est toujours absolument normale et sûre la voie que l’autorité extérieure ordonne de suivre ? Ceci en effet revient à dire que quand ce n’est que Dieu qui intervient, on ne saurait s’y fier ; mais quand au contraire c’est le Pape, il n’y a plus place pour aucune incertitude ni aucune hésitation
NCA p 165

(Donné en 2006) Nous ne pouvons gagner les autres qu’en nous donnant à eux… Aussi tout être qu’on cherche à prendre comme si on avait un droit sur lui ne manque-t-il jamais de se raidir, de se contracter et de se retirer dans le fond insaisissable de lui-même. Et c’est d’autant plus vrai qu’il manifeste extérieurement plus de servilité : car la servilité n’est qu’une façon de se dérober intérieurement en s’abandonnant extérieurement.
NCA p 167

Par quel processus nous arrivons à concevoir et à affirmer des réalités qui existent en soi et pour soi… Ce n’est pas plus par la sensation à elle toute seule que cela se fait, -puisque la sensation n’est toujours qu’une modification de nous-mêmes,- que ce n’est par la sensation que se conçoivent et s’affirment en nous les autres êtres et l’Etre dans leur intériorité objective. Là aussi, une interprétation est requise de notre part.
NCA p 169

(Donné en 2006) Le problème de nous-mêmes étant premier et fondamental. Je dis…que ce n’est pas en commençant par chercher à connaître l’immense domaine des choses, corps bruts, plantes, animaux, que nous résoudrons ce que nous sommes, comment et pourquoi nous le sommes afin de devenir ce que nous devons être. Mais ce n’est qu’en commençant par chercher à nous connaître et à rendre raison de nous-mêmes dans notre intériorité spirituelle, qui est notre vraie réalité, que nous nous acheminerons vers la solution des autres problèmes…
Le propre du Christianisme, ce qui fait l’originalité par laquelle il tranche sur tous les autres systèmes, c’est la netteté, la décision, la force avec lesquelles il se présente comme un vrai personnalisme : en ce sens que ce qu’il met au premier plan, aussi expressément, aussi résolument que possible, c’est d’une part la préoccupation de ce que nous sommes et de ce que nous avons à être, et d’autre part, l’affirmation, la révélation que ce qui nous caractérise, c’est d’être chacun des fils de Dieu, voulus par Dieu en nous-mêmes et pour nous-mêmes, et non pas seulement des incarnations momentanées de l’espèce.
NCA p 173

Nés de l’amour de Dieu, aimés initialement par Dieu, nous ne pouvons nous sauver qu’en aimant Dieu finalement et qu’en nous aimant ensemble en Dieu.
NCA p 179

(Donné en 2006) Le propre des héritiers, c’est d’avoir à faire valoir leur héritage, qui ne s’améliore et même ne se conserve que par le labeur qu’ils y consacrent.
NCA p 180

(Donné en 2006) Chacun de nous, par nature, -je veux dire par ce qu’il est sans avoir eu à le vouloir- est social autant qu’individuel et individuel autant que social. Et c’est de là que résulte que nous sommes des personnes. Car il n’y a de personnalité que par l’union dans le même être de la sociabilité et de l’individualité
NCA p 181

(Donné en 2006) Se donner au lieu de prendre, pour servir au lieu d’asservir, sans jamais s’asservir ni se laisser prendre
NCA p 181

(Donné en 2006) Frères du Christ et fils de Dieu originellement, par nature, c’est-à-dire par l’intention qui a présidé à notre venue à l’existence et qui fait de nous des êtres qui s’appartiennent, qui disposent d’eux-mêmes, nous avons à ratifier cette fraternité et cette filiation pour devenir finalement par volonté ce que nous sommes originellement par nature. Car pour être vraiment et pleinement fils de quelqu’un il ne suffit pas d’en être né, de même que pour être vraiment et pleinement frères il ne suffit pas d’avoir le même père ; il faut, en outre, accepter cette filiation et cette fraternité ; il faut la reconnaître et la vivre en disant du fond du cœur : mon père, à qui nous dit : mon fils, et du fond du cœur également : mon frère, à qui nous dit mon frère. Et ceci implique une démarche foncièrement transformante, par laquelle de l’état d’égocentrisme, propre à « l’homme charnel », à l’homme qui n’a fait que naître en recevant l’existence, nous passons à la vie de générosité propre à « l’homme spirituel », à l’homme qui opère en lui, le sachant et le voulant, une « seconde naissance »… Cette vérité au contraire est notre vérité, la vérité par laquelle nous voyons clair en nous-mêmes, par laquelle nous connaissons Dieu en nous connaissant nous-mêmes et nous-mêmes en connaissant Dieu, et qui est également à la portée de tous.
NCA p 182

(Donné en 2006) On n’entre dans la vérité que par la charité a dit Saint Augustin…. Il n’y a d’exception pour personne. Et aucune autre voie ne s’ouvre, à côté ou au-dessus de celle-là, par où l’on accède à la vérité. Mais celle-là s’ouvre à tout le monde et tout le monde est également appelé à la suivre. C’est que la vérité…par quoi s’explique et ce que nous sommes et ce que nous avons l’obligation de devenir, puisque de ce que nous sommes au point de départ il nous est impossible de nous contenter, c’est que la vérité, dis-je, n’est ni une idée qu’on pense abstraitement ni un rapport entre des idées, ni un fait qu’on perçoit sensiblement ni un rapport entre des faits. Elle est une Existence et une Vie suprêmes.
NCA p 185

Pour ne pas subir l’Existence et la Vie suprêmes dont dépendent notre existence et notre vie, comme pour ne pas subir les existences et les vies semblables à notre existence et à notre vie, et dont notre existence et notre vie sont solidaires, pour ne pas les méconnaître et les nier, nous avons donc à les accepter. Et les accepter n’est pas assez dire, il faut que nous les voulions, que nous les affirmions, en eux-mêmes, comme nous nous voulons et nous affirmons en nous-mêmes et pour nous-mêmes… Mais nous ne pouvons les affirmer effectivement en voulant effectivement qu’ils soient et qu’ils vivent, qu’en renonçant à vouloir être tout l’être et toute ma vie, comme naturellement nous y tendons par égocentrisme natif. Il faut que sollicités ou plus exactement obligés, par leur présence et leur action en nous, nous nous déprenions de nous-mêmes et nous sortions de nous-mêmes pour aller à eux…
D’où il résulte que c’est seulement par le don qu’elles font d’elles-mêmes que les existences et les vies personnelles arrivent vraiment à reconnaître et à affirmer comme telles les autres existences et les autres vies personnelles… C’est en se donnant que Dieu, Existence et Vie suprêmes, nous fait d’abord exister et vivre en nous-mêmes et pour nous-mêmes… Mais en nous voulant en nous-mêmes et pour nous-mêmes par volonté de bonté, il fait que nous existons réellement en nous-mêmes et pour nous-mêmes. Son don par conséquent a pour caractère d’être essentiellement créateur… Notre don ne crée pas. Mais il collabore à la création qui se fait. Il part de ce que nous sommes et de ce que les autres sont, pour, en répondant à l’appel de Dieu, réaliser ce que nous devons être et en même temps aider les autres à réaliser ce qu’ils doivent être également…Par la foi et la charité, -l’une n’étant que le commencement de l’autre,- lesquelles consistent à sortir de soi, pour, en aimant, affirmer plus et autre que soi, on s’ouvre à l’Etre et aux êtres en même temps qu’on les ouvre à soi… Le cercle de notre vie se développe alors en spirale ascendante.
NCA p 190

Le Dieu de la tradition chrétienne est conçu comme une éternelle activité par laquelle il se pense et se veut, il se sait, il s’aime en se donnant lui-même à lui-même et par laquelle aussi, en se donnant hors de lui, il fait exister des êtres qu’il donne eux-mêmes à eux-mêmes, pour reprendre une expression de Bérulle si juste et si caractéristique, afin qu’ils soient, à sa ressemblance, de véritables être capables de se donner à leur tour…C’est cette activité, comme étant constitutive de Dieu, et comme expliquant et ce que nous sommes et ce que nous avons à être, que le Christ nous a révélée, non seulement en la parlant, en la prêchant, mais en la pratiquant à la fois au nom de Dieu et au nom de l’homme : au nom de Dieu pour nous faire connaître ce que Dieu est, et qu’aimant, il est à aimer ; et au nom de l’homme pour nous faire connaître aussi ce que l’homme est, et qu’aimé, il doit être aimant pour vivre dans la vérité de son origine et de sa destinée.
NCA p 194

Je ne saurais trop le redire, au lieu d’être des atomes juxtaposés et séparés, perdus individuellement dans les moments d’un temps indéfini et dans les points d’un espace indéfini où nos destinées, limitées à elles-mêmes, s’accompliraient dans l’isolement, nous sommes des centres de la réalité totale, en sorte que, pour chacun de nous, vivre et agir, ce n’est pas seulement nous vivre et nous agir, mais c’est à la fois vivre et agir les autres et vivre et agir Dieu.
Certes, on ne maintiendra jamais assez fermement contre les confusions systématiques du panthéisme idéaliste ou matérialiste que nous sommes chacun distincts ontologiquement, que chacun de nous est un être en soi et pour soi, unique et original : car ce que je suis, comme ce que vous êtes, nul ne l’a été, nul ne l’est, nul ne le sera. Pas plus que nous ne sommes des prolongements les uns des autres, pas plus nous ne sommes des prolongements d’une Substance ou d’une Force, de quelque nom qu’on la décore, qui se disperserait en nous. Le je suis que nous formulons ou, quand nous ne le formulons pas, qui est impliqué dans tout ce que nous sentons, nous pensons et nous voulons, est irréductible. Et si dépendant qu’il soit, cela n’y change rien. Mais il ne se pose, il ne se dresse, il ne s’affirme que par tout le reste qui se concentre en lui. Donc pour connaître le reste, pour affirmer le reste en sachant ce que nous affirmons, qu’il s’agisse de Dieu où qu’il s’agisse des autres, n’imaginons pas que nous avons une distance à franchir, au sens physique du mot, ou une hauteur à escalader en partant d’un bas-fond, pour introduire en nous, quelque chose qui n’y serait pas.
Il n’y a rien que nous ayons à introduire en nous ou rien sur quoi nous ayons à mettre la main en allant le chercher je ne sais où, dans un dehors absolu… Nous ne pouvons avoir qu’à reconnaître ce qui est en nous, ce qui, en y vivant et en y agissant, s’y fait penser pour, en s’y faisant penser, s’y faire vivre et agir comme il faut.
NCA p 202

Nous ne prenons conscience de nous-mêmes et nous ne disons ; je suis, qu’en prenant en même temps conscience d’un Infini qui nous pénètre et nous déborde, et dont nous dépendons pour être et pour vivre puisque nous sommes sans l’avoir su ni voulu.
NCA p 203

A toute théorie, à toute doctrine, à toute pensée qui est vraiment pensée correspondent une attitude d’âme et des actes au moins ébauchés… Ni les doctrines et les théories ne sont indifférentes pour la pratique, ni la pratique indifférente pour les doctrines et les théories.
NCA p 207

Avec les êtres autres que nous et semblables à nous,… nous pouvons viser à les prendre et à user d’eux comme des choses. Par là, nous nous fermons spirituellement à eux, même s’ils s’ouvrent à nous : nous refusons de nous donner, même s’ils se donnent. Et ainsi nous les induisons en tentation de se fermer à leur tour et de refuser à leur tour de se donner. Mais également nous pouvons, même s’ils se ferment, même s’ils refusent de se donner, nous ouvrir et nous donner à eux. Et non seulement nous le pouvons, mais nous le devons. Et ainsi, en devenant ce que nous devons être, pour autant qu’il dépend de nous nous les promouvons à devenir ce qu’ils doivent être, comme ils nous promeuvent à devenir ce que nous devons être quand ils s’ouvrent et qu’ils se donnent… Avec Dieu il en va autrement. Par le fait même qu’en nous créant par pure générosité Dieu nous donne nous-mêmes à nous mêmes, son don ne peut être que sans repentance et nous sommes toujours sûrs de Le trouver ouvert et Se donnant… Le monde entier peut nous manquer. Dieu ne nous manque jamais. Et s’il paraît nous manquer, c’est que c’est nous qui Lui manquons.
NCA p209

Ce n’est pas avec le négatif de la neutralité, en se tenant à l’écart les uns des autres, que l’on contribuera à faire régner la paix et l’harmonie… Et ce qu’il faut dire, c’est que pour qu’advienne le règne de la paix et de l’harmonie, à la place du négatif de la neutralité, il ne faut rien moins que le positif de la charité, qui consiste, non pas à tolérer les autres, ce qui n’est que les subir, non pas seulement à les respecter dans ce qu’ils sont, ce qui n’est que s’abstenir vis-à-vis d’eux, mais à les aimer et à les vouloir effectivement pour ce qu’ils doivent être.
NCA p 211

Chaque génération, chaque individu qui survient, n’accèdent à la vérité qu’en ajoutant leur effort aux efforts qui ont été faits dans le passé, et qui sont faits dans le présent pour y accéder, -si, dis-je, il (le dogmatisme dynamique) suppose, il exige des discussions et des controverses, il les fait tourner, non en conflits, mais en collaboration cordiale et fraternelle. Et alors il ne s’agit plus pour ceux qui discutent, qui entrent en controverses et en polémiques, de triompher individuellement en évinçant ou en écrasant des antagonistes ; il ne s’agit toujours que d’amener ceux avec qui l’on discute à se rendre par conviction. Cela ne peut se faire qu’autant qu’en discutant on cherche avec eux et pour eux. Et on ne cherche vraiment avec eux et pour eux qu’en cherchant en même temps pour soi. C’est pourquoi il n’est personne qui, en discutant ainsi loyalement et sincèrement, arrive à en convaincre d’autres en les éclairant sans avoir le sentiment qu’il s’est éclairé lui-même. En ce domaine, c’est en donnant que l’on gagne.
NCA p 215

Et ceux à qui… il incombe spécialement d’enseigner ont sans cesse à se souvenir que la vérité qu’ils savent ou qu’ils croient savoir… ne constitue jamais un droit qu’ils auraient à exercer sur les autres, mais n’est toujours qu’un devoir qu’ils ont à pratiquer envers eux. Aussi n’accomplissent-ils efficacement leur charge qu’en… se faisant tout à tous et en se mettant à leur service, les aider à s’ouvrir à leur tour à la vérité par et pour la vérité elle-même… Et cela veut dire aussi que seuls peuvent être employés les moyens qui sont de nature à véhiculer une intention éducatrice et que, … toute intention dominatrice en est écartée.
NCA p 216

On ne sait jamais si la parole de vérité qu’on dit et si le geste de bonté qu’on fait ne porteront pas un jour leur fruit. En tout cas pour ceux qui enseignent il s’agit de libérer et non d’asservir, de faire vivre et non de mécaniser. Et celui qui en enseignant n’est pas toujours en alerte, toujours en rénovation, celui qui dit, pour rappeler encore un mot de saint Augustin, maintenant, c’est assez, celui-là est mort… Ce n’est qu’en vivant qu’on répand la vie ; ce n’est qu’en brûlant qu’on rayonne de la lumière.
NCA p 217

Les oppositions métaphysiques, qu’on les appelle théologiques ou philosophiques, ne sont toujours que l’expression, que la manifestation des oppositions réelles qui résultent de l’ignorance ou de la perversion… C’est pourquoi le Christ a dit : je suis venu apporter la guerre et non la paix. Seulement il faut bien s’entendre sur le sens de ce mot. La guerre que le Christ est venu apporter ne ressemble nullement à celle que les hommes se font entre eux par ignorance ou par perversion. Et elle y ressemble si peu qu’elle a précisément pour objet de l’empêcher de se produire. C’est donc une guerre pacifique et pacifiante. Elle consiste en effet essentiellement à se faire d’abord la guerre à soi-même pour ôter de soi ce qui fait qu’on s’oppose indûment aux autres, et à ne la faire aux autres que toujours en se la faisant à soi-même, pour qu’ensemble nous nous dégagions de l’ignorance ou de la perversion qui nous divisent.
NCA p 223

A chaque instant, on entend dire : moi, je fais de l’histoire ; moi, je fais de la politique, etc. ; la métaphysique n’est pas mon affaire. Et en même temps, on voit ceux-là prendre parti pour telle forme de civilisation, ou ceux-ci élaborer une organisation sociale, proposer des lois, préconiser un mode de gouvernement, comme si en tout cela ils ne se référaient pas à une conception de l’homme et à une conception des rapports que les hommes doivent avoir entre eux, ce qui suppose, par dessus le marché, la conception d’un principe par lequel l’homme s’explique. Et si cela, ce n’est pas de la métaphysique, qu’est-ce donc ?
Qu’il y ait pour chaque discipline une technique propre et que chacune en un sens ait aussi sa fin propre, on ne m’attribuera pas, j’espère, de le contester. Le physicien dans son laboratoire travaille autrement et aussi pour une fin immédiate autre que celui qui médite sur lui-même en vue de se connaître et de connaître le principe par lequel il s’explique dans son intériorité, avec à la fois sa dépendance foncière et son exigence incompressible d’autonomie.
Le physicien moderne, qu’il le veuille ou non, est en outre métaphysicien d’une autre façon. En posant d’une part en effet des choses dont il y a à se servir, et d’autre part des êtres qui ont à s’en servir, il se trouve encore en face d’une alternative qui le met encore en demeure d’opter. Pour quelle fin utilisera-t-il les choses sur lesquelles il acquiert maîtrise ? Se proposera-t-il d’en faire des moyens de jouissance, de grandeur de chair, ou des moyens de bienfaisance, de grandeur d’esprit ?… Visera-t-il par elles à se libérer et à libérer les autres des servitudes matérielles avec le souci d’en faire de plus en plus pour les hommes le moyen de s’entr’aider à se construire intérieurement et spirituellement en personnalités dont l’idéal est au-dessus des conflits comme au dessus des accidents heureux ou malheureux de la vie dans le temps et dans l’espace ?
NCA p 229

Il est impossible d’être homme, c’est-à-dire d’avoir à penser et à vouloir, sans dogmatiser. Toute démarche que nous faisons, toute attitude que nous prenons, impliquent une conception de nous-mêmes et de la réalité totale au sein de laquelle nous existons….
On ne participe à la vérité que dans la mesure où on la gagne en la cherchant. Et si la chercher, comme on l’a dit, c’est déjà l’avoir trouvée, on ne conserve ce qu’on a trouvé qu’en la cherchant encore.
NCA p 233

Ils n’ont pas vu et ils continuent de ne pas voir que le changement opéré par le Christ a consisté, non pas à transférer l’autorité de celui-ci à celui-là, mais à marquer que l’autorité devait changer de caractère et que de dominatrice qu’elle voulait être, elle devait devenir servante…L’unité spirituelle des âmes dans la charité et dans la vérité est la fin vers laquelle les hommes ont à tendre en raison même de la solidarité qui les lie et qui fait que leurs existences se conditionnent et se compénétrent, il est conforme à ce qu’ils sont, pour devenir ce qu’ils doivent être, qu’un organisme social se constitue avec une autorité qui soit à la fois symbole de cette unité et moyen de la réaliser…L’humanité, en raison de ce qu’elle est et, avec ce qu’elle est, de ce que spirituellement elle doit devenir, requiert une organisation, et dans cette organisation une autorité qui préside à son fonctionnement.
NCA p 239