Extraits de :
Les écrits d’Etty Hillesum
Journaux et lettres 1941 – 1943
Édition intégrale
Opus Seuil
Biographie
Etty Hillesum née le 15 janvier 1914 et décédée à l’âge de 29 ans au camp d’Auschwitz en 1943, a tenu un journal intime (1941-1942) et une correspondance (1942-1943) depuis le camp de transit de Westerbork dans le nord de la Hollande. Publiée seulement en 1981 ce journal aura un succès extraordinaire.
Etty est juive. Son père est professeur de lycée, sa mère est d’origine russe.
Elle a deux frères : Jacob (Jaap), et Michael (Mischa) célèbre pianiste virtuose. Elle a grandi dans une ambiance étrangère à toute référence religieuse. Sa famille est tout à fait « assimilée ».
Etty emménage en 1937 (elle a 23 ans), à la pension de Han Wegerif, qui deviendra le compagnon de fait d’Etty malgré l’écart de trente années qui les séparent. Etty est la seule juive dans cette maisonnée et elle y occupera un emploi de gouvernante. D’autres pensionnaires y passeront, dont Maria Tuinzing, qui se verra confier la garde des cahiers d’Etty, une chrétienne qui sera l’une de ses meilleures amies et confidente. Dans cette maison Etty (Esther) Hillesum rédigea son Journal de 1941 à 1943.
A l’Université d’Amsterdam, elle a fait des études de droit, ainsi que l’étude du russe (elle donne elle-même des cours de russe).
Etty fréquente un milieu d’intellectuels de gauche, où les mœurs et les valeurs sont très libérales. Au début des années 40 elle est sujette à des dépressions et de malaises physiques récurrents.
En février 41 elle consulte le psychologue, Julius Spier (qui a fait sa psychanalyse avec Carl Jung). Etty a 27 ans. Spier en a 54. Juif allemand, sa réputation de thérapeute commençait à se répandre à Amsterdam. La rencontre est décisive. En quelques mois elle est transformée autant sur le plan psychologique que spirituel. Sous l’impulsion de Spier, le dimanche 9 mars 1941 elle commence à rédiger son journal.
Du juillet 42 au 3 juin 43 elle sera travailleuse volontaire au camp de concentration juive de Westerbork dont l’armée allemande avait confié l’administration au conseil juif de Hollande. Pendant cette période, elle rentre de temps en temps à la pension Wegerif.
Du 5 juin 43 au début septembre, elle est internée au camp de Westerbork.
Le 7 septembre 43 elle est déportée à Auschwitz avec sa famille. Elle y meurt le 30 novembre 1943.
Cahier premier
8 mars 1941 – 4 juillet 1941
Samedi 8 mars 1941
Cher Monsieur S…
Vous savez, hier, quand je ne pouvais rien faire d’autre que vous fixer d’un air bête, il y avait là en moi une telle collision de pensées et de sentiments contradictoires que je me sentais complètement foudroyée et que j’en aurais hurlé, si je m’étais encore un peu moins bien dominée. C’étaient de forts sentiments érotiques pour vous, que je croyais avoir déjà surmontés en moi, et en même temps une forte aversion à votre égard, et c’était aussi, tout à coup, un sentiment infini de solitude, un pressentiment que la vie est terriblement difficile et que l’on doit tout faire tout seul et qu’une aide extérieure est absolument exclue, et puis de l’incertitude, de l’angoisse, il y avait de tout cela. Et tout d’un cou, ce petit morceau de chaos me regardait fixement du plus profond de mon âme. Et quand en vous quittant j’ai repris ma bicyclette pour rentrer chez moi, j’aurais bien voulu me faire écraser par une voiture et je pensais :
Ah, il faut croire que je suis folle comme le reste de ma famille, une pensée qui me vient toujours lorsque je me sens désespérée pour une raison ou pour une autre. Mais à présent, je sais que je ne suis pas folle, et que j’ai seulement beaucoup de travail à faire sur moi-même pour devenir adulte, et un être humain à part entière. Et vous allez m’y aider ?
Voilà, je vous ai tout de même écrit quelques mots ; cela m’a donné beaucoup de mal, j’ai énormément de réticence à écrire, je me sens tellement inhibée et peu sûre de moi. Et moi qui voudrais plus tard être écrivain, vous vous rendez compte ?
Cher Monsieur S., au revoir et merci de tout le bien que vous m’avez fait.
EHH p 34
Dimanche 9 mars 1941
Eh bien, allons-y ! Moment pénible, barrière presque infranchissable pour moi : vaincre mes réticences et livrer le fond de mon cœur à un candide morceau de papier quadrillé. Les pensées sont parfois très claires et très nettes dans ma tête, et les sentiments très profonds, mais les mettre par écrit, non, cela ne vient pas encore. C’est essentiellement, je crois, le fait d’un senti¬ment de pudeur. Grande inhibition ; je n’ose pas me livrer, m’épancher librement, et pourtant il le faudra bien, si je veux à la longue faire quelque chose de ma vie, lui donner un cours raisonnable et satisfaisant. De même, dans les rapports sexuels, l’ultime cri de délivrance reste toujours peureusement enfermé dans ma poitrine. En amour, je suis assez raffinée et, si j’ose dire, assez experte pour compter parmi les bonnes amantes ; l’amour avec moi peut sembler parfait, pourtant ce n’est qu’un jeu éludant l’essentiel et tout au fond de moi quelque chose reste emprisonné. Et tout est à l’avenant. J’ai reçu assez de dons intellectuels pour pouvoir tout sonder, tout aborder, tout saisir en for¬mules claires ; on me croit supérieurement informée de bien des problèmes de la vie ; pourtant, là, tout au fond de moi, il y a une pelote agglutinée, quelque chose me retient dans une poigne de fer, et toute ma clarté de pensée ne m’empêche pas d’être bien souvent une pauvre godiche peureuse.
EEH p 34
Dimanche 9 mars 1941
Visite suivante : « Je peux payer vingt florins. » _ « Bon, vous pouvez venir ici pendant deux mois mais même par la suite, je ne vous laisserai pas tomber. »
Me voilà donc chez lui, moi et mon « occlusion de l’âme ». Il allait remettre de l’ordre dans ce chaos intérieur en orientant lui-même les forces contradictoires qui agissent en moi. Il me prenait pour ainsi dire par la main, disant : « Voilà, c’est ainsi qu’il faut vivre. » Toute ma vie j’ai eu ce désir : si seulement quelqu’un venait me prendre par la main et s’occuper de moi ; j’ai l’air énergique, je ne compte que sur moi, mais je serais terriblement heu¬reuse de m’abandonner. Et voilà que ce parfait inconnu, ce monsieur S. cet homme aux traits compliqués, s’occu¬pait de moi, et en une semaine il avait déjà fait des mirac¬les. Gymnastique, exercices respiratoires, quelques paroles lumineuses, libératrices, à propos de mes dépressions, de mes rapports aux autres, etc. Tout à coup j’avais une vie différente, plus libre, plus fluide, la sensation de blocage s’effaçait, un peu de paix et d’ordre s’installaient au dedans de moi - toute cette amélioration sous la seule influence, pour l’instant, de sa personnalité magique, mais elle ne tardera pas à se fonder psychiquement, a devenir un acte conscient.
EEH p 36
Lundi matin, 10 mars1941 9 heures.
Ma fille, ma fille, au travail cette fois, où je t’aplatis. Surtout ne va pas penser : ici j’ai un peu mal à la tête, là j’ai un peu mal au cœur et pour l’instant je ne me sens pas très bien. C’est parfaitement indécent. Tu as du travail, un point c’est tout. Pas de rêve¬ries, pas de pensées grandioses ni d’intuitions fulgurantes - faire un thème, chercher des mots dans le dictionnaire, voilà ce qui compte. Encore une chose que je vais devoir apprendre, en luttant de toutes mes forces : bannir de mon cerveau tous les fantasmes• et toutes les rêveries et faire un grand ménage intérieur pour laisser la place aux choses de l’étude, humbles ou élevées. A vrai dire je n’ai jamais su travailler.
EEH p 39
Dans mon travail ; c’est la même chose. Il est des moments où je suis capable de percer et d’analyser avec beaucoup d’acuité une matière quelconque, de grandes pensées vagues, à peine saisissables, ce qui me donne un vif sentiment d’importance. Mais si j’essayais de noter ces pensées, elles se ratatineraient, se réduiraient à néant, et c’est pourquoi je n’en ai pas le courage ; je serais sûrement trop déçue de voir la montagne accoucher d’une sou¬ris, en l’occurrence un petit essai de rien du tout.
Mais il y a une chose dont tu dois te persuader une bonne fois, ma petite : ce n’est pas la concrétisation de grandes idées vagues qui t’apportera quoi que ce soit. L’essai le plus mince, le plus insignifiant que tu parviens à écrire vaut mieux que tout le flot d’idées grandioses dont tu te grises. Garde tes pressentiments et ton intuition, c’est une source où tu puises, mais tâche de ne pas t’y noyer ! Organise un peu tout ce fatras, un peu d’hygiène mentale, que diable ! Ton imagination, tes émotions inté¬rieures, etc., sont le grand océan sur lequel tu dois conqué¬rir de petits lambeaux de terre, toujours menacés de sub¬mersion. L’océan est un élément grandiose mais, l’important, ce sont ces petits lambeaux de terre que tu sais lui arracher.
En théorie, je le sais depuis longtemps ; il y a quelques années j’ai écrit sur un bout de papier : lors de ses rares visites, la grâce doit trouver une technique toute prête. Mais cette idée, sortie tout droit de ma tête, ne s’est pas encore « incarnée » en moi. Est-il vrai qu’une phase nou¬velle de ma vie vient de commencer ? Mais ce point d’interrogation est déjà une erreur. Une phase nouvelle a bel et bien commencé ! La lutte est déjà pleinement enga¬gée. Mais non, je ne devrais pas parler de « lutte » en ce moment où je me sens si bien, pleine d’harmonie intérieure et de santé ; disons plutôt : la prise de conscience est pleinement engagée, et tout ce que j’avais en tête de belles formules théoriques bien ciselées va désormais des¬cendre dans mon cœur et s’y faire chair et sang. Il faudra aussi se défaire de cette conscience exacerbée, je savoure encore beaucoup trop cette situation intermédiaire, tout doit devenir plus naturel et plus simple, et on finira peut-¬être par se sentir enfin adulte et capable d’assister à son tour d’autres créatures de cette terre et de leur apporter un peu de clarté par son travail, car c’est cela qui importe finalement.
EEH p 40
Lundi soir minuit
Journée formidable ! Je dispute des terres à la fureur des lames comme si de rien n’était... Superbe distance vis- à-vis de S. Retour à la maison sans aucun remords de conscience... Et maintenant, dodo, d’abord faire le vide, adieu pensées et tracas. La vie est belle, le combat est engagé et le premier jour s’est bien passé, beaucoup trop bien !
EHH p 41
Mardi matin [11 mars 1941], 9 heures.
Cela ne s’est pas si bien passé cette nuit. Pas si facile, de rouler harmonieusement de la main de Dieu. Curieux qu’un aussi petit groupe de gens que celui d’hier me fasse encore un tel effet. Cette nuit, c’était un tourbillon dans ma tête, tantôt un visage, tantôt une remarque, tantôt un geste, tantôt moi-même que je revoyais, et tout cela n’a aucun sens, ce sont de petits coups d’épingle qui m’excitent sans répondre à aucun but. Comment m’en délivrer, je ne le sais pas encore. Gymnastique respiratoire en pleine nuit, ai sauté du lit, me suis copieusement injuriée, mais ce film n’arrêtait pas de tourner dans ma tête. Un moment, fantasmes érotiques autour de S., mais ils étaient faciles à exorciser. C’est que je ne veux pas du tout posséder cet homme, les fantasmes que j’ai à ce sujet sont une chose écœurante, une espèce d’expérimentation, de jeu, et si le moindre de ces fantasmes se concrétisait vraiment, je me sauverais comme une gamine effarouchée. Et le sachant, je n’ai pas de mal à m’en défaire. C’est un type formidable à observer, il y a un pur plaisir humain à savoir qu’il existe, l’atmosphère qui émane de lui est si rafraîchissante et si réconfortante, mais chassons, mon Dieu, chassons ces sales images, elles rendent la vie intérieure trop glauque.
EEH P 41
Dix heures et demie.
On n’a rien sans peine. Durs efforts intérieurs. Difficile... Eh bien, bravo pour la formulation, mais je gribouille les phrases comme elles me viennent, ça me paraît encore le mieux, voilà ce qui est difficile dans le travail. Je veux sans arrêt revenir à cette tête qui m’est chère, lui parler, la caresser, m’occuper d’elle en imagination, mais je la repousse, je jure comme un charretier, tu n’as pas le droit, non et non, tu as du travail, et alors je réussis à étudier un poème de Lermontov avec beaucoup de concentration. La concentration dans le travail, il n’y a rien de plus beau, mais, Dieu du ciel, qu’est-ce qu’il va falloir batailler ! Et maintenant, au cours. Là aussi, je vais changer d’attitude. Avant, c’est-à-dire pas plus tard que la semaine dernière, j’écoutais à moitié et je rêvassais à moitié tout en me disant : Ah, j’aurai bien le temps d’étudier plus tard ce qu’il dit, mais le moment venu, j’ai autant envie de laisser courir mon imagination. Tout bonnement honteux, faible, veule, tant que tu restes aussi velléitaire, tu ne feras rien de bon. Dorénavant tu vas faire attention. Tu dois vouloir ! C’est le commencement de tout. –
EEH p 42
Mercredi 12 mars [1941], 9 heures du matin
Hier, la vie était vraiment remplie jusqu’à ras bord, et la seule chose qui cloche encore, c’est que je me maîtrise de façon encore beaucoup trop consciente. Tout doit se passer plus naturellement, plus simplement, je dois disparaître moi-même entièrement. Hier matin Lermontov a fini par l’emporter sur S., ce qui m’a laissé un sentiment d’intense satisfaction. L’après midi fatigue, dépression, fouillis et tension dans la tête.
Mais c’est alors que j’ai exécuté le tour de force de me pousser de côté pour mettre Gogol à la place. Ma récompense je l’ai trouvé dans la dernière phrase des deux Ivan Mais cela ne doit pas être un tour de force, cela doit couler de source. Tu dois arrêter de te demander constamment comment tu te sens, tu n’as qu’à te mettre au travail et à un moment donné le travail aura pris la place de ton sentiment de malaise et c’est ce qu’il faut…
Toute personne qui entreprend un travail d’importance doit s’oublier elle-même…
Mais maintenant, ma fille, il y en a assez de cette comédie. La harangue commence comme ceci : Tu n’as absolument pas à te demander si tu aimes cette matière ou non, si tu y vois une occupation sensée ou non, cela fait partie de tes études, du travail que tu as choisi, donc tu n’as absolument pas à supputer si tu vas t’y mettre demain ou après-demain ou « un de ces jours », tu vas commencer aujourd’hui même.
Et maintenant, je tends la main en hésitant vers les notes de cours et c’est comme s’il me fallait renverser de lourds blocs de granit, mais je vais m’y mettre là, tout de suite.
EEH P 43
Mercredi, 9 heures du soir.
En théorie, je le sais depuis longtemps ; il y a quelques années j’ai écrit sur un bout de papier : « à ses rares visites, la grâce doit trouver une technique/bien rodée/toute prête ». Mais cette phrase, sortie tout droit de ma tête, ne s’est pas encore faite chair et sang. Est-il vrai qu’une phase nouvelle de ma vie vient de commencer ?..
Une phase nouvelle a bel et bien commencé ! La lutte est déjà pleinement engagée. Mais non, « lutte » n’est pas le mot juste, en ce moment je me sens si bien, si pleine d’harmonie intérieure et de santé ; disons plutôt : la prise de conscience est pleinement engagée, et tout ce que j’avais en tête de belles formules théoriques bien ciselées va désormais descendre dans mon cœur et s’y faire chair et sang. Et il faudra aussi se défaire de cette conscience exacerbée, je savoure encore beaucoup trop cette situation intermédiaire, tout doit devenir plus naturel et plus simple, et on finira peut-être par se sentir enfin adulte et capable d’assister à son tour d’autres créatures de cette terre et de leur apporter un peu de clarté par son travail, car c’est cela qui importe finalement…
(C’est bizarre, mais j’aime beaucoup recopier des phrases, des fragments, etc., qui me frappent ; je suis alors, en quelque sorte, dans la proximité physique de ces mots…)
EEH p 47
Jeudi 13 mars 1941 9 heures du soir
Et ce travail, la « psychologie sexuelle », mais peu importe l’appellation qu’on lui donnera, est d’une importance inimaginable, il contribue à rapprocher l’être humain de son bonheur et de sa liberté intérieure…
« L’être humain qui repose en lui-même ne mesure pas son temps
(Un enfant ne le fait pas non plus). »
« L’évolution n’a pas le droit de mesurer son temps. »
Ces paroles sont pour moi d’une importance primordiale. Ces derniers jours, elles se sont faites chair et sang. Autrefois, j’avais toujours le sentiment angoissé de n’avoir le temps de rien, en tout cas pas le temps de m’adonner aux petites choses de la vie, pas le temps d’aller chez le dentiste, d’aller chez le coiffeur, de faire un tour du pâté de maisons, et pas toujours le temps de voir des amis, du moins les intermèdes que je m’autorisais avec des amis ou des copains me donnaient le sentiment crispé et inquiet de gaspiller un temps précieux. Et pourquoi avais-je besoin de tout ce temps ? Pour mon « Travail », une notion très mystérieuse, car dans la pratique il n’en sortait pas grand-chose, du fait de cette inquiétude et de cette angoisse intérieures…
Passer un petit moment à écouter son babillage, et même avec beaucoup de concentration et d’attention à ce qu’elle avait à raconter, et quand elle est partie je me suis remise au travail comme si de rien n’était. C’est un incident minime, mais il m’a fait éprouver clairement le nouveau sentiment vital qui m’irrigue entièrement. À présent j’ai du temps pour tout, j’en fais plus et mon travail est plus intensif que jamais. Ce S. est un être précieux, il faut en prendre soin.
J - « Ne pas savoir écouter, montrer de l’impatience, est en partie un manque de respect. Ce qu’un être humain raconte, on ne doit pas seulement le recevoir comme un fait, mais comme l’expression de son être. »
J . Quand on estime ne pas recevoir assez de reconnaissance d’un autre, on est par là même dépendant de lui et, du fait de cette dépendance de lui on est dépourvu d’autonomie. Moins on attend d’autrui, plus on en reçoit. »
J. Ce que l’on attend de l’autre, donc de l’extérieur, on l’a inconsciemment en soi. Au lieu de l’attendre de l’extérieur, on doit le déve¬lopper en soi tout en le rendant conscient.
EEH p 50-51
Vendredi 14 mars 11h du soir
Recopié ceci pour avoir quelque chose à écrire en lieu et place des nom¬breuses expériences personnelles qui ne peuvent encore être décrites ou qui n’ont peut-être pas à l’être : l’être humain qui repose en lui-même. La journée a été longue et pleine de vie, intérieure et extérieure. Et à présent je me sens fatiguée et intérieurement en désordre, ce qui n’a rien de si étonnant. Et contente. La vie est riche, et je préfère laisser de côté d’autres banalités, bonne nuit…
EEH p 52
Samedi 15 mars 1941
Hier après-midi nous avons lu ensemble les notes qu’il m’avait prêtées.
Et lorsque nous sommes arrivés à ces mots : « Cependant il suffirait de l’existence d’un seul être humain digne de ce nom pour croire en l’homme et en l’humanité* », alors, dans un élan spontané, je l’ai enlacé. C’est un problème de notre époque. La haine farouche que nous avons des Allemands verse un poison dans nos cœurs…
Car réfléchir à la politique, tenter de discerner les grandes lignes et de voir un peu au-delà des apparences, cela a plus ou moins disparu des conversations, qui volent très bas, et c’est pourquoi les plaisirs de la conversation avec nos semblables sont devenus bien minces ; et c’est pourquoi S. est une oasis dans ce désert ; et c’est pourquoi je lui ai passé si brusquement les bras autour du cou…
11h30
Délicieuses, ces petites balades revigorantes en plein air entre deux besognes. Avant, je ne le faisais jamais. Le vieux slave attendra encore un peu. Quelque chose me trotte encore dans la tête, qui veut être couché sur le papier.
On n’a pas le droit de passer de compromis avec la vérité et la politique, sous peine de devenir un démagogue au petit pied. La vérité politique doit être intégrée à la grande « Vérité », on doit en l’occurrence déterminer sa position sans équivoque.
Ce que je veux dire par cette formulation profonde, c’est ceci. Je me trouve parfois en compagnie de gens qui se répandent en manifestations de haine, bien compréhensibles au demeurant, contre les nouveaux maîtres. On raconte alors souvent des choses qui sont de purs mensonges, mais qui servent aux uns et aux autres d’aiguillon et d’excitant, on cherche des fondements à cette haine, on veut préserver à tout prix un certain état d’esprit, etc…
Voilà une idée formulée avec une négligence et une paresse scandaleuse, ma petite, le sujet mérite une meilleure rédaction, mais cela viendra. En résumé, je veux dire en fait ceci : la barbarie nazie éveille en nous une barbarie identique, qui emploierait les mêmes méthodes, si nous avions le pouvoir de faire ce que nous voulons à l’heure qu’il est. Cette barbarie qui est la nôtre, nous devons la rejeter intérieurement, nous n’avons pas le droit de cultiver en nous cette haine, parce que le monde alors ne se dégagerait pas d’un pouce de la boue où il est. Pour autant, notre attitude d’opposition au nouveau système reste aussi ferme dans ses principes et aussi déterminée, mais c’est une autre affaire. Ce combat contre nos mauvais instincts tels qu’ils les suscitent, c’est bien autre chose que la prétendue « objectivité », la faculté de voir le prétendu « bon côté » de l’ennemi, qui n’est qu’un manque de conviction sans rapport avec ce que je veux dire. Mais on peut être très combatif, très ferme dans ses principes sans déborder de haine, et à l’inverse on peut être bourré de cette haine jusqu’à la gueule sans savoir exactement pourquoi…
Pour le formuler enfin de façon très crue, ce qui me fera peut-être mal au stylo : Si un SS me frappait à mort à coups de pied, je lèverais encore les yeux vers son visage et je me demanderais avec un étonnement angoissé, mêlé de curiosité humaine : « Grand Dieu, mon gars, que s’est-il donc passé de si épouvantable dans ta vie pour que tu te laisses aller à des choses pareilles ? »
Si quelqu’un me dit une parole méchante, ce qui d’ailleurs n’arrive pas souvent, je n’ai jamais envie de répondre par une méchanceté, mais je me retrouve soudain absorbée par l’autre, dans une sorte d’étonnement et de questionnement douloureux, et je me demande pourquoi l’autre est ainsi et je m’oublie moi-même. C’est pourquoi je parais souvent timide et sans défense, mais je crois pourtant que ce n’est pas le cas, je sais parfaitement à quoi m’en tenir sur les paroles de l’autre et, à l’occasion, mon jugement est prêt, mais en règle générale je ne trouve pas très important de riposter sur-le-champ…
EEH p 52 à 58
16 mars 1941 midi et demi
Quand je trouvais belle une fleur, j’aurais voulu la presser sur mon cœur ou la manger. C’était plus difficile avec d’autres beautés naturelles, mais le sentiment était le même. J’avais une nature trop sensuelle, trop « possessive », dirais-je. Ce que je trouvais beau, je le désirais de façon beaucoup trop physique, je voulais l’avoir. D’où cette sensation continuelle et douloureuse de désir inextinguible, cette aspiration nostalgique à quelque chose que je croyais inaccessible, et c’est cela que j’appelais mon « instinct créateur ». Je crois que l’intensité de ces sentiments était justement ce qui me faisait penser que j’étais née pour créer des œuvres d’art. Soudain tout a changé ; par quelles voies intérieures, je l’ignore, mais le changement est là…
L’autre soir, en revanche, j’ai réagi autrement. J’ai accueilli avec joie l’intuition de la beauté, en dépit de tout, du monde créé par Dieu. Ce paysage plein de mystère, figé dans le crépuscule, m’a procuré une jouissance aussi intense qu’avant, mais pour ainsi dire objectivée. Je ne désirais plus le « posséder »…
Ce besoin « d’écrire », je le comprends aussi, je crois. C’est une autre façon de « posséder », de tirer à soi les choses par des mots et des images et, par là, de se les approprier. Et c’était là jusqu’à présent, je crois, l’es¬sence de mon besoin d’écrire : me cacher loin de tous avec tous les trésors que j’avais accumulés, noter tout cela, le retenir pour moi et en jouir…
Et cette soif de possession - je ne trouve pas de meilleure formu¬lation - vient brusquement de me quitter. Mille liens qui m’oppressaient sont rompus, je respire librement, je me sens forte et je pose sur toutes choses un regard radieux. Et puisque, désormais libre, je ne veux plus rien posséder, désormais tout m’appartient et ma richesse intérieure est immense. Désormais S. est à moi, dût-il partir demain pour la Chine, je sens sa présence autour de moi, je vis dans son atmosphère ; si je le revois mercredi, tant mieux, mais je n’en suis plus à compter fiévreu¬sement les jours comme la semaine dernière…
Désormais, je vis et je respire pour ainsi dire « par l’âme » - si je puis me permettre d’employer un terme aussi discrédité.
Et je comprends maintenant les paroles de S. à l’issue de ma première visite : « Ce qui est ici (et il montrait sa tête) doit venir là (et il mon¬trait son cœur)…
4h et demie
Je voulais donc me soumettre la nature et en fait par-dessus tout, je voulais tout embrasser. Et le fait tout simple est que maintenant j’éprouve tout. Je me remplis d’un sentiment profond, mais ce n’est pas un sentiment qui m’épuise, au contraire il me donne des forces ; une vie saine me parcourt les veines et, tandis que j’étais assise là au soleil, j’ai inconsciemment courbé la tête, comme pour éprouver de la sorte encore mieux ce nouveau sentiment de la vie. Et j’ai ressenti soudain au fond de moi comment un être humain peut se laisser tumul¬tueusement tomber à genoux et alors s’apaiser, le visage enfoui dans ses mains jointes.
EEH p 60-62